J'étais avec une collègue avec qui je m'entends très bien et on partait ensemble faire un reportage d'été classique sur les artisans dans un des plus beaux villages de France. Du coup, c'était un sujet hyper chouette sur le papier parce que c'était visuel. Il faisait beau, c'était l'été. Il n'y avait aucune pression. Il se trouve que je n'étais pas bien ce jour-là. Et, en fait, ça a été hyper compliqué, toute la journée. J'étais en crise d’angoisse, je me sentais dans un état de panique intérieure. Et, du coup, pour cacher cette panique, pour arriver à continuer à faire le boulot, je pense que j'ai dû puiser dans mes dernières ressources. Heureusement, là où ça m'a aidée, c'est que la caméra, il y a un côté technique. « Est-ce qu'elle est bien positionnée ? Est-ce que son regard est bien dans l’axe ? Est-ce qu'elle est bien éclairée ? Est-ce qu'elle n'a pas une mèche qui part de travers, qui pourrait faire qu'on n'écoute plus ce qu'elle dit parce qu'à l'image, il y a complètement autre chose ?… » Le fait d'être derrière l’objectif, il y a toujours un filtre entre la réalité que je filme et, entre guillemets, ce qui m'arrive dessus. Et de me raccrocher à la technique, ça m'a peut-être aidée à terminer la journée. Après, le soir, je me suis effondrée.
Je m'appelle Anne-Claire Huet, j'ai 33 ans, je suis atteinte de bipolarité et je suis journaliste reporter d'images à France 3 Auvergne.
J'ai été diagnostiquée comme bipolaire en février 2020, juste avant le début du confinement. Et la première fois que la psychiatre m'a dit ce terme, je ne l'ai pas du tout accepté. Je lui ai dit : « Non, je fais juste une dépression. Vous êtes très gentille, mais la bipolarité il n'en est pas question. C'est une maladie à vie. Tant que je fais une dépression, je peux en guérir. » Donc, déjà, il m'a fallu beaucoup de temps pour moi accepter le diagnostic. Finalement, la première fois que j'ai vraiment entendu parler de bipolarité avant même d'être diagnostiquée, c'est parce que j'avais couvert le procès d'un homme politique de l'Allier qui avait tiré sur un aubergiste. Et le diagnostic du psychiatre, c'était qu'il était cyclothymique, donc atteint d’une forme particulière de bipolarité. Qu'il était dans un jour où il n'allait pas bien, il avait mélangé l'alcool et les médicaments. Du coup, il avait fini par tirer sur cet aubergiste et le rendre handicapé. Donc quand, plus tard, on m’a dit qu’a priori j’étais bipolaire, je n'avais pas très envie qu'on me dise ça.
La bipolarité est considérée comme l’une des huit maladies les plus handicapantes par l'Organisation mondiale de la Santé. Donc, c'est vraiment quelque chose de très handicapant, très lourd et très difficile à vivre. Normalement, ça se caractérise par des phases dépressives et des phases qu’on appelle « maniaques ». Les phases maniaques, c'est des phases d'exaltation. On a plein de projets, on va à 2000 à l’heure. Ou on peut avoir des conduites à risque, prendre pas mal de drogues, d'alcool, etc, et dépenser énormément. Moi, je n'ai pas de phases maniaques à proprement parler. J'ai des phases « hypomaniaques », donc des phases où ça va bien, où j'ai pas mal de projets, où j'ai envie de faire plein de choses. Je me lance dans plein de choses, mais ça va jamais non plus jusqu'à l'excès. C'est pour ça que je n'ai pas été diagnostiquée bipolaire tout de suite. Par contre, j'ai vraiment des phases dépressives. Et dans ces phases dépressives, je suis déprimée. Je ne sors pas de mon lit, j'ai du mal à me lever pour prendre ma douche. J'ai envie de rien, je suis fatiguée, je n'ai aucune envie. Et je fais aussi pas mal de crises d'angoisse. Et alors ça, c'est quelque chose qui me fait vomir, quand je suis angoissée. Et, je ne saurais pas expliquer comment, mais c'est un état qui ne se voit pas forcément à l'extérieur. Mais je suis très très angoissée… J'ai l’impression que j’ai du mal à respirer, mais en fait, je respire très bien. Ou j'ai du mal à me poser, tout va hyper vite dans ma tête, mais des pensées plutôt sombres et négatives.
J'ai commencé à sombrer dans la dépression quatre mois après la naissance de mon fils. Et dans un premier temps, je n'allais pas bien chez moi, mais je continuais à aller au travail et, au travail, à donner le change, à ce que ça ne se voit pas. Je n'étais pas souvent en arrêt maladie, mais quand j'étais en arrêt maladie, soit je disais que j'étais malade, sans préciser de quoi… Et puis après, il y a eu le covid, donc là c'était simple de dire : « Ça ne va pas bien, je vais me faire tester. » Je ne voulais absolument pas que le travail soit au courant que j'avais des difficultés d’ordre psychique.
Je m'entendais très bien avec notre alternante et elle m'avait confié un jour - on avait 4 h de voiture ensemble -, que son frère était bipolaire. Donc, je crois que c'est la première personne de la rédaction à qui je l'ai dit. Parce que je me suis dit : « De toute manière, elle sait ce que c'est. Donc je n'aurai pas à lui expliquer ». Et je me suis sentie soulagée. C'est finalement pas si difficile. En fait, je pense que j'avais vachement intériorisé… plusieurs personnes, notamment mon entourage familial, me disaient de ne surtout pas le dire, que ça ne regardait pas les autres, que c'était ma vie privée, que c'était intime. Du coup, je pense que j'avais intériorisé une certaine peur du jugement, une certaine peur que, à partir du moment où je disais que j'étais bipolaire, les gens changent de regard sur moi et ne me considère plus comme une personne normale, une collègue avec qui on travaille, qui est là pour filmer. Qu'on ne me voit plus qu'au travers du prisme de la maladie. En fait, ça n'a pas été le cas. Je me suis rendue compte que ne pas le dire faisait se poser des questions aux gens. Notamment parce que j'ai plusieurs collègues qui m'ont rapporté que, comme quand je suis au travail ça ne se voit pas - je suis souriante, je vais bien -, justement, il y a pas mal de collègues qui s'interrogeaient, qui disaient : « Comment ça se fait que quand on voit une journée Anne-Claire elle est souriante, elle va bien, elle a l'air en forme. Et le lendemain, elle disparaît, on ne la voit plus pendant une semaine. » En plus, les périodes où ça allait mal tombaient souvent l’été, donc… « Est-ce qu’elle ne se prend pas des vacances, tout simplement, aux frais de la Sécu ? »
L'été 2021, j’ai été très mal. J'ai été absente pendant trois mois. J'étais trois mois en arrêt maladie, ce qui n'était jamais arrivé jusque-là. Et autant avant, quand tu t’absentes une semaine par-ci par-là, on peut dire que c'est la grippe, le covid ou n'importe quoi ; autant trois mois, ça ne tient plus. Du coup, je me suis dit : « Bon, il est temps que je dise clairement ce qu’il se passe. » Et c'est là, en rentrant, que j’ai dit à mon rédacteur en chef que j'étais atteinte de bipolarité. Je ne sais plus si c'est lui qui l'a dit aux RH ou moi… je ne pense pas que c'est moi qui soit allée voir le responsable des ressources humaines.
Moi, ça m'a soulagé. Ça m'a ôté un poids parce que, finalement, le côté « faire semblant », c'est quelque chose qui demande énormément d'énergie. Alors que là, s'il y a un jour où je ne vais vraiment pas bien, j'appelle le rédacteur en chef le matin, je dis : « Ecoute, aujourd'hui ça ne va pas, je vais voir le médecin. » Il n'y a aucun jugement dans sa voix. Il ne va pas demander pourquoi, si je ne veux quand même pas essayer de venir ou quoi que ce soit. Je sais que ça va être compliqué pour lui de trouver quelqu'un le matin même pour me remplacer. Mais il ne va rien me dire et moi je pourrais prendre un jour, deux jours, pour me remettre et revenir en forme au boulot. J'ai eu de la chance parce que mes troubles bipolaires sont apparus alors que j'étais déjà en CDI. Je pense que sinon j'aurais été obligée d'abandonner mon rêve d’être journaliste.
Le principe de notre métier, c'est que tous les jours on va avoir quelque chose de différent et qu'on ne sait jamais vraiment sur quoi on va tomber. C'est notamment pour ça que j'ai choisi ce métier, parce que je suis curieuse et que ça m'intéresse. Mais ça a un côté, quand on est pas très stable soi, assez déstabilisant. Du coup, j'aime bien les routines au bureau, que tous les matins la journée commence par la conférence de rédaction à 9h. Ensuite, une fois que la conf de rédaction est terminée, je prends le temps de prendre un café avec des collègues. Ensuite, je prépare mon matériel, je vérifie que tout est en place et j'ai toujours la même caméra, souvent la même voiture. Donc, je vérifie que tout est bien en place, tout est bien en ordre et du coup, c'est des tout petits trucs mais qui font qu'il y a un tout petit peu de stabilité dans ma journée qui va changer tous les jours.
Pour l'instant, j'ai arrêté d'être rédactrice, chose qui me permet d'avoir beaucoup moins de stress et d'être plus… d'être mieux au boulot. Mais c'est vrai qu'il y a des moments où ça me manque parce qu'il y avait des sujets qui me tenaient à cœur, que je continue à caler, mais je vais les faire comme caméraman et ce n’est pas moi qui vais poser les questions. Et des fois, ça peut être un peu frustrant parce qu'on verrait les choses d'une autre manière. Mais je me dis aussi que j'ai le temps, que je suis encore jeune. Peut-être que dans quelques années, quand je serai encore plus stabilisée… Si, si… si ça fait cinq ans que je n'ai pas refait de grave épisode dépressif, les choses pourront peut-être évoluer. Après, je pense qu'il vaut mieux que, pour moi comme pour tout le monde, je ne devienne pas rédactrice en chef un jour ! Ce serait beaucoup trop de pression.
Peut-être que de la part de ma hiérarchie - mais peut être que je me trompe -, peut-être qu'on ose moins me confier de dossiers importants, de peur de se dire : « Est-ce qu'elle va avoir les épaules pour, ou pas ? » Je ne sais pas. Après, c’est peut-être des fois juste des hasards du planning, j'en sais rien. Ou le fait que je sois à 80 % aussi, je passe à côté de certaines opérations.
Je craignais vraiment d'être définie plus que par la bipolarité et ça, ça m'aurait soulée. C'est notamment vis à vis de mon rédacteur en chef. Lors d'un de mes entretiens annuels, c’était une période où ça n’allait pas bien, et il ne m'a parlé que de ma santé mentale, et pas du tout de mon travail. Et je suis ressortie de là (ça avait duré je pense trois quart d’heure)… j'étais furieuse. Parce qu'en fait, ma santé mentale, j'en discute déjà avec ma psychiatre, j’en discute déjà avec ma psychologue. J'en discute avec mon mari, avec mes amis, avec ma famille. Et je n’ai pas besoin que quelqu'un d'autre me dise ce que je dois faire, ou comment je dois considérer la vie, ou des conseils sur… En plus, c’était assez intrusif, c'était même : « Je sens que tu es très accrochée à ton fils, tu devrais peut-être en avoir un deuxième. » Enfin, lâche mon utérus ! Et puis je n'étais pas là pour parler de ça. J'avais envie qu'on me dise : « Ton travail, comment ça se passe ? » Et je sais que l'année suivante, j'ai passé mon entretien annuel avec un autre rédacteur en chef qui m'a parlé de mon travail, qui m'a dit d'ailleurs : « Que tu ailles bien ou que tu ailles mal, ça ne se ressent pas sur son travail, ça ne se voit pas sur tes images. » Et à la fin de l'entretien annuel, il m'a dit : « Bon, je prends cinq minutes, tu n’es pas obligée de me répondre. Est-ce que ça va bien en ce moment ? »
80%, cinq récits de handicaps invisibles au travail. Un podcast réalisé par Jeanne Robet et produit par l’Ina, avec les départements des ressources humaines d'Arte, France Télévisions et Radio France.