Description

J’ai rendez-vous chez un partenaire, c’est au premier étage, il n’y a pas d'ascenseur. Il me reste 10% de capacité respiratoire. Je devrais à ce moment-là avoir de l'oxygène, mais je ne veux pas que ça se voit. J'arrive, je suis devant sa porte. Et je reste là, haletant, pendant quinze, vingt minutes, avant de retrouver mon souffle, avant de pouvoir respirer un peu posément. Pas comme quelqu'un qui a couru un marathon juste avant d'arriver. Et là, je franchis la porte en étant un joueur de poker : « Non, je ne viens pas de passer vingt minutes à côté de ta porte. Non, je ne respire pas mal. Non. » 

Je m'appelle Yann Brialix, j'ai 44 ans, je suis animateur radio à Radio France. Et je suis greffé, multi-greffé, cœur - poumon, reins, et re-transplanté bi-pulmonaire. 

Je suis le plus vieux greffé cœur-poumons au monde, avec les aventures qui vont avec une très très vieille greffe. En 1978, je suis né avec un souffle au cœur, une hypertension pulmonaire primitive. À terme, une destruction des poumons. A deux ans, je n'étais plus opérable et on a dit à ma mère à ce moment-là : «  Ne vous attachez pas trop à ce petit garçon, il ne vivra pas longtemps. » À neuf ans et demi, j'ai été greffé cœur - poumons. Les deux. J'ai été le deuxième enfant à recevoir cette greffe en France. Je montais dans le bus de ma ville et les gens me montraient du doigt en disant : « C’est le garçon qui a été greffé. » J'ai été me planquer, j’ai été me cacher, j’ai été exister autrement dans la radio locale de ma ville, la petite radio associative de ma ville. Le premier jour où j'ai parlé dans un micro, c'était le jour de mes quatorze ans. Le « moi » dans la ville, j'étais « le greffé ». Et le « moi » à la radio pouvait être tout ce que je voulais. 

Je le vivais comme une fragilité. Donc j'évitais de l'évoquer parce que je ne voulais pas me montrer fragile. La première fois où j'ai dû lever le voile sur ma santé, c'est quelques années après ma greffe, longtemps après même puisque c'était en 2000. J’ai été à Nancy, j'ai fait Skyrock, Fun Radio, Radio France. Suite à quoi je pars pour aller à RFM à Strasbourg. Et c'est là où j’apprends, lors d'un examen de routine, que mes reins ne vont pas bien, qu’ils sont en train de lâcher à cause des médicaments que j'ai pris par le passé, et qu'il va falloir en passer par une greffe reins à terme, et avant par de la dialyse. Moi, j'avais entre 18 et 20 ans à l'époque, j'en parle à mon directeur de site à RFM. Mais à l'époque je vois ma maladie comme quelque chose qui va poser problème et donc on garde ça entre nous. J'essaye de tout faire pour gommer, entre guillemets, mon statut de malade. Manquer le moins possible. Je finis par retourner à Nancy, à Europe 2. Et là, ça devient très dur. Je ne suis pas encore greffé reins. J'ai une dialyse, je fais 4h de dialyse le matin et je pars au boulot après, trois fois par semaine. Ça vous vide de votre substance, de votre énergie, de votre joie de vivre. Il y a plein de privations avec la dialyse, on ne peut plus manger ce qu'on veut, on doit surveiller son poids, on ne doit pas boire plus d'une certaine quantité… Donc on est dans la restriction permanente, dans une fatigue extrême. Et là, je ne le dis pas, je continue. 

Dès que je sentais qu'on savait que j'étais malade, paf, je changeais. Donc, je passe de Strasbourg à Nancy, RFM, paf, je passe à Europe 2. C'est la même maison mais ce n'est pas les mêmes gens. Et quand ça commence à se savoir à Europe 2, je pars. Je suis en attente de greffe, toujours. Greffe reins en 2001. Et au bout de deux mois je vais au boulot, à Vesoul. Quand je suis à Vesoul, je passe de rédacteur en chef, rapidement, à directeur d'antenne. Je refais la radio de fond en comble, je refais les jingles, l’habillage d'antenne, je crée une antenne de A à Z, je recrute une équipe. Et rapidement, les problèmes de santé me rattrapent. Je suis très souvent malade. Je suis très souvent absent. Un jour, une des personnes que j'ai recrutée m'appelle et me dit : « Écoute, il faut que je t'en parle, parce que c'est trop grave pour que je ne puisse pas t’en parler. Ton arrêt de travail est affiché au tableau d'affichage avec la mention « décédé ». » 

Quand je suis revenu quelques semaines plus tard de mon arrêt maladie, mon bureau avait des serrures changées. Je croise le directeur de la radio qui me dit : « Maintenant, t'es chargé d’accueil. » On me met à côté d'une plante à l'accueil. Je n'ai plus rien à faire, et va commencer une guerre psychologique. Je ne tiens pas très longtemps. Et je me carapate, en fait. Je pars de Vesoul, mais je pars avec pertes et fracas, c’est-à-dire que je déménage à la hâte. Je ne sais pas où je vais aller. Je n'ai pas de boulot, je n'ai pas de maison. Je retourne chez ma mère, j'ai 20 ans et quelques, et je vis ça comme comme une injustice incroyable puisque pour moi, j'ai tout fait bien. Sauf être malade. 

Je pars à Caen pour être animateur à RFM. Et il y a la première greffe, puis la deuxième. Puis va arriver une troisième dès 2005. Lors d'un contrôle (je suis toujours à RFM à Caen, je suis même sur un double poste, RFM / Europe 2), on se rend compte que ma fonction respiratoire a baissé. C'est un rejet, un rejet qui est pris trop tard. Un rejet qui va me conduire jusqu'à avoir une capacité pulmonaire de 10%. Évidemment, à ce moment-là, ça commence à se voir, et à s'entendre. Je ne peux plus être animateur radio. J'ai à peine de quoi respirer. Je bascule sur la promotion, j'ai des rendez-vous, je vais faire mes rendez-vous en ne voulant absolument pas montrer ma maladie. J'essaie de faire bonne figure. J'essaie de jouer un rôle, je joue un rôle : le gars qui va à peu près bien. Mais là aussi, ça commence à poser des problèmes professionnellement. Il y a eu un accord, de nouveau, pour que je parte. Là, je suis parti avec des indemnités. Ce n'est pas énorme, mais je m'en fous. 

Je suis sur une liste d'attente de greffe, on avait à l'époque jamais re-transplanté bi-pulmonaire quelqu'un qui avait été transplanté avant coeur-poumons. Je suis à bout de souffle, à tous les niveaux. A ce moment-là de ma vie, je pense que c'est la fin. On m'avait laissé entendre que j'allais vivre quelques mois en 1988. On est en 2005. Je ne sais pas si la greffe va arriver. Je ne sais pas si elle va être une réussite. Mais c'est pas grave. J'ai 27, 28 ans, et je me dis que voilà, j'ai gagné 17, 18 ans de vie qui n'étaient pas prévues, et que j'ai fait de la radio, et que j'ai fait des trucs qui m'ont éclaté. Donc je prends ces cinq mois de salaire, je vais m'enfermer chez moi, en fait. 

Le 4 janvier 2006, je suis appelé pour tenter cette re-transplantation bi-pulmonaire. Je suis greffé. Je me remonte très vite. Je me décide à aller taper à la porte de France Bleu à Caen. Et petit à petit, je deviens CDD récurrent. Et puis, au bout d'un an, on me dit : « Maintenant, il faut que tu tournes, il faut que tu ailles voir d’autres France Bleu, que tu voyages un petit peu en France. » Il y a 44 locales de France Bleu, j'en fais une vingtaine. Je suis en superforme. Je vais très bien, je navigue de Quimper à Strasbourg, de Valence à Lille, et je m'éclate. Je remplace les gens qui sont malades. Évidemment, personne ne sait que je suis malade. Je n'en parle absolument pas. 

Au bout d'un moment, je commence à postuler sur des postes pour être intégré, pour être en CDI à Radio France. Je postule sur un poste à Rennes. Je connaissais déjà la politique, un petit peu, de Radio France par rapport aux handicaps. Je ne dis rien au moment des entretiens, je me tais. Et quand on m'appelle pour me dire « c'est bon, c'est toi », à ce moment-là, je dis : « Ecoutez, je suis super content, et je vais mettre quelque chose dans la corbeille de la mariée. Quelque chose que je ne vous ai pas dit. Quelque chose qui peut aussi être un avantage pour Radio France. » Parce que je sais qu'il y a, comme dans toutes les entreprises, un quota d'emplois de personnes en situation de handicap à respecter. Je me suis dévoilé. C'était d'autant plus facile qu'à cette époque-là, je n'avais pas de problème de santé. 

J'ai eu de nouveau des problèmes de santé, qui ont entraîné une opération du dos, une perte de mobilité. Il y a eu le covid qui est arrivé, qui pour un greffé n’est pas génial. Et tous les moyens m’ont été donnés à chaque moment, à chaque étape de ces difficultés-là dans ma vie, pour faire de la radio, si je le voulais. J'ai pu être totalement l'animateur que je suis, malgré tout. 

Le truc qui me handicape le plus, c'est que parfois je suis encombré, ça peut s'entendre. C’est-à-dire que l'air qui passe dans les poumons vibre un petit peu avec les sécrétions - très sexy ! Et du coup, ça émet des sons que je dois m'efforcer de gommer, en respirant différemment, un peu moins fort, en ayant des respirations courtes. Je ne mets pas les respirations où les gens les mettent d'habitude. Ce qui est sûr, c'est que ça donne une rythmique à mon phrasé. Et moi, la radio, ça a toujours été un médicament pour moi. A l'état naturel, je pense que je suis très fatigué, épuisé, en temps normal. Ce qui m’allège la vie, ce qui me donne du carburant, me donne de l'énergie, c'est la radio. 

L'avantage à dire les choses, quand c’est dans un milieu bienveillant, c'est de donner des clés de lecture aux gens. C'est de leur permettre de comprendre pourquoi je suis de telle et telle manière, et pourquoi parfois, peut-être, il y a des systèmes de compensation qui se sont mis en place. 

Alors, j'ai un énorme avantage à Rennes, c'est que mes collègues sont également mes amis. A France Bleu Armorique, tout le monde le sait. Et ce que j’apprécie, c'est que personne n'en fait cas. Ils font attention à moi quand ils savent qu'il peut y avoir des situations un peu touchy. Notamment avec le covid, mettre un masque ou des choses comme ça. Ou des fois m'épargner de la marche quand ils savent que ça peut être compliqué. Mais en dehors de ces moments-là, le fait que je sois greffé, c'est un élément comme un autre. J’ai les yeux bruns, je joue de la guitare, je suis un animateur comme eux. Et puis, quelque part, je suis greffé. 

80%, cinq récits de handicaps invisibles au travail. Un podcast réalisé par Jeanne Robet et produit par l’Ina, avec les départements des ressources humaines d'Arte, France Télévisions et Radio France.