La mémoire des canaris.
Il y a les maîtres de l’harmonie : les horlogers, les accordeurs de pianos, les chefs d’orchestre, les maîtres de chorale. Ceux qui gouvernent en s’efforçant de rassembler. Et puis il y a les chevaliers des clivages et de la zizanie, les templiers de la fracture. Ceux qui s’efforcent de diviser. Ceux qui « dégouvernent » en semant la tempête et la partition.
Longtemps nous avons vécu l’expérience du coq gaulois au sommet de sa girouette lorsqu’il régnait sur les quatre points cardinaux. Il y avait le nord, le sud, l’est et l’ouest. Le coq donnait l’heure solaire. Il nous situait dans le temps comme dans l’espace. Son premier cri situait l’aube et son dernier chant ponctuait le crépuscule.
La basse-cour était « genrée ». La poule caquetait, le poussin pépiait, le coq chantait.
Et puis en basculant dans « l’en même temps », tout est devenu beaucoup plus confus. La volière parlementaire s’est compliquée. Les coqs se sont mis à caqueter, les poules à chanter, les poussins à piailler. Le cri du coq est devenu une pollution sonore. La basse-cour n’a plus seulement désigné le domaine attribué aux gallinacés mais celui des courtisans serviles. Elle est devenue très basse. On m’a dit que celui qui gouvernait la basse-cour avait d’abord fait croire qu’il était le maître du temps, du jour et de la nuit, et qu’il s’était pris pour un horloger alors qu’il n’était encore qu’un apprenti. Qu’il s’était pris pour le coq. Qu’il avait vite montré qu’il n’était que le maître du blé. Qu’il ne semait pas le grain après l’avoir rationné. Qu’il le distribuait, qu’il le répartissait à sa manière. En arrivant au pouvoir, on m’a dit qu’il avait trouvé des structures sociales et politiques très affaiblies. On m’a dit qu’il avait su les gauchir en prétendant les réparer. Gauchir : « déformer ». Prendre une mauvaise direction. S’écarter du vrai et du bien, s’égarer. On m’a dit qu’il avait voilé les ressorts et les rouages du système, qu’il avait démonté trop vite une montre qu’il ne savait pas remonter et que les boussoles elles-mêmes avaient fini par perdre le nord.
Pourtant le temp coule, à l’image du sable de nos vanités. Mais lui nous survit. Et le coq avec lui tant que nous ne lui réserverons pas le sort des canaris dans les mines de charbon :
Au XIXe siècle, alors que l’exploitation des mines battait son plein, il était fréquent de retrouver, au fond des galeries, des canaris en cage. Très sensible aux émanations de gaz toxiques, impossibles à détecter pour les hommes ne bénéficiant pas des équipements modernes, le petit oiseau jaune servait d’outil de référence. Ainsi, lorsqu’il mourait ou s’évanouissait, les mineurs se dépêchaient de sortir de la mine afin d’éviter une explosion ou une intoxication imminentes.
Puisse notre coq de girouette nous protéger des coups de grisou planétaires sans pour autant rendre son dernier cri.
Jean-Pierre Guéno