Le lien furtif de la honte
J’ai le souvenir tout neuf d’un cauchemar d’adulte comparable à ceux de ma petite enfance, et qui m’a réveillé dans la sueur et dans l’angoisse. C’était la terrible image de fin d’un meeting politique. Des êtres qui se croyaient humains gesticulaient en brandissant les drapeaux d’un pays qu’ils prétendaient être celui des droits de l’homme, et qui ce soir-là mêlait tristement les trois couleurs dénaturées du blues, de la banquise et du sang versé. Et tous entonnaient « On est chez nous ! On est chez nous ! », ce chant qui a déjà servi à d’autres partis de l’extrême, ce slogan venu du fonds des âges et de la barbarie, parce qu’il crucifie pour l’éternité ce divin enfant que nous célébrons à Noël et qui est le plus célèbre de tous les migrants persécutés, pourchassés, lorsqu’il devient, avec ses parents, lors de la fuite en Égypte, le plus connu de tous les sans-papiers de l’histoire du monde .
Le « on » du « On est chez nous ! » est un pronom indéfini. Il n’est plus un pronom personnel. il n’a pas la même valeur que « nous ». Il représente tout le monde, en général, mais personne en particulier. Il est anonyme. Il a la portée et la valeur de ces lettres anonymes qui visent à éliminer l’autre après l’avoir dénoncé.
La violence de mon cauchemar m’a fait penser aux autres migrants. A tous ceux des écritures : Adam et Eve, expulsés du paradis, les Rois mages, les passagers de l’Arche de Noé, premiers réfugiés climatiques, la migration d’Abraham auquel Dieu offrit une terre et une descendance, la migration de Joseph en Egypte, l’Exode, la recherche de la terre promise, le peuple de Moïse traversant la mer rouge, celui de Josué traversant le Jourdain. Jésus le réfugié. Jésus-Christ ressuscité, que ses proches ne reconnaissent pas, et qui se manifeste dans toute sa gloire et sa splendeur en tant qu’immigrant : « J’étais un étranger et vous m’avez recueilli ».
Les prophètes ne cessent de raconter l’espérance, les peurs, les angoisses et la souffrance de peuples en exil. Notre vie passagère n’est rien d’autre qu’un processus migratoire. Nous sommes tous des étrangers et des voyageurs sur terre. Notre quête, que nous soyons croyants ou que nous ne le soyons pas, n’est qu’une errance, une migration permanente vers l’espoir d’un monde meilleur doté d’une coutume sacrée : celle de l’hospitalité. Tout pèlerin est un migrant par définition. Tout exilé mérite accueil et protection. Les adeptes de la théorie du « grand remplacement » sont ceux de l’échange standard qui consiste à déposer son âme pour la remplacer par du vide.
Nous devons apprendre à repousser les frontières. A assumer notre condition humaine qui fait de nous des chevaliers de l’éphémère, des nomades de l’âme, des migrants de l’espoir, des locataires de passage, des passagers clandestins provisoires. Et nous n’aurons peut-être pas à entonner un autre hymne furtif aussi pesant que l’autre « Honte sur nous ! Honte sur nous ! ». Je rêve d’un drapeau tricolore dont le bleu soit celui de la couleur de l’Europe et de l’ONU, le blanc celui de la couleur de la paix, et le rouge, celui de ce sang que l’on donne, que l’on transfuse, que l’on échange, et qui est beaucoup trop précieux pour être versé.
Jean-Pierre Guéno.