Je me rappelle d'un stage que j'ai fait dans un journal en province et l'équipe était assez… n’était pas toute jeune quoi. C'était des gens qui n'avaient pas du tout mon âge, qui avaient 40, 50, 60… Mais bon, ça se passait plutôt bien. Mais moi, je travaillais avec mon casque, un casque dernier cri qui me permet de m’isoler, et ça a posé problème à la rédactrice en chef. Lors du bilan, elle m'a dit : « Par contre, il faut tout de suite arrêter de travailler avec un casque. Vous n'arriverez à rien dans la vie. Ce n'est pas possible de s'isoler comme ça. » Et je me suis mise à pleurer. Elle est partie, elle a appuyé sur le bouton de l’ascenseur - enfin, la scène est hyper dramatique -, mais elle est partie.
Je m'appelle Joanne Saade, j'ai 28 ans et je suis reporter à la télévision depuis cinq ans. Et je suis atteinte de misophonie.
La misophonie, c’est une maladie qui veut dire littéralement « la haine du son ». C’est-à-dire qu'il y a des sons qui pour la plupart des humains paraissent totalement anodins, comme le bruit d'une personne qui tape sur son ordinateur, le bruit des talons dans la rue, le bruit de quelqu'un qui tousse. C’est des bruits qui pour n'importe quel humain sont des bruits anodins. Mais pour nous, misophones, ce sont des bruits qu'on a du mal à tolérer, qui provoquent en nous de la colère, du dégoût et que notre cerveau associe à un sentiment de danger. En fait, moi par exemple, si j'entends quelqu'un qui a une quinte de toux à côté de moi, n'importe quelle personne qui n'est pas misophone, son cerveau va réussir à hiérarchiser, à lui permettre de se concentrer sur autre chose. Sauf que moi, mon cerveau va rester accroché dessus, il va être concentré dessus et ça va être très dur pour moi de faire autre chose. Mon cœur s’accélère, j'ai un poids dans la poitrine, j'ai chaud. En fait, c'est la vie d'un misophone. En tout cas moi, ma vie, j'ai l'impression que c'est de m'adapter quotidiennement, et que c'est comme un combat, d'essayer de toujours prendre le dessus.
Je me rappelle d'un stage pour un site internet. On était deux, moi et mon chef, et on était intégrés dans une rédaction de plein d'autres personnes qui bossaient sur plein d'autres sujets. Et il y avait des gens autour de moi qui tapaient hyper fort. Mais vraiment, c'était des vieux claviers, des ordis fixes. Et j'en avais parlé à mon chef, j’avais dit : « Oh la la, la petite pièce et tout. J'ai vraiment du mal à travailler ». Il m'avait dit : « Il va falloir faire un effort. » Je pense qu'il a dû se dire : « C'est un petit caprice ». Et du coup, je me rappelle pendant six mois avoir mis sur mon ordinateur des musiques et des vidéos, les unes par dessus les autres, pour essayer de masquer les bruits alentours. Et à la fin, je sortais avec une tête qui allait exploser. Mais en fait, il fallait que je tienne.
J'ai vu plein de médecins qui ne savaient pas ce que c’était, qui n'ont pas compris. Je me rappelle d'une médecin qui avait caché une horloge dans un placard pour voir si j'entendais vraiment. Je me rappelle d'un psychologue qui avait mangé des chips devant moi, pour voir comment je réagissais. J'étais en quête d'un traitement, d'un traitement miracle, et j'ai compris que ça ne fonctionnait pas comme ça. Il n'y avait pas de solution miracle. Il n'y avait pas de remède à la misophonie. En fait, il fallait apprendre à vivre avec. Il faut se confronter au bruit, même si ça ne me fait pas plaisir, même si c'est de la souffrance. En fait, il ne faut pas que je vive dans une bulle au fin fond de la campagne, toute seule à manger avec des couverts qui ne font pas de bruit, à boire de la soupe et à manger des aliments qui croquent pas. Il ne faut pas du tout que je fasse ça. Il faut que je continue à sortir, que je prenne le métro. Il ne faut pas que je m’isole, parce que plus je m'isole et plus ce sera plus dur pour moi de tolérer des bruits.
J'ai l'impression qu'à chaque fois que je commence un métier, je suis hyper angoissée. Les misophones sont des gens assez anxieux et moi je suis hyper angoissée. Et souvent, quand je commence un job, je me dis : « Merde, quel va être l’environnement ? Comment ça va se passer ? » Et à partir de là, en général, je sais à chaque fois comment ça se passe. En fait, ça se passe mieux que dans mes pensées. Au final, je mets tout le temps en place des stratégies pour tolérer le bruit et pour travailler du mieux que je peux.
Donc au fur et à mesure de ma vie professionnelle, j'ai commencé à en parler un tout petit peu, quand je n'avais pas le choix. J'en ai parlé quand j'ai travaillé à Complément d'enquête sur France 2. J'en ai parlé à mon chef parce que j'avais besoin d'être assise dans un endroit pas en plein milieu, d'avoir des gens devant, derrière, à gauche, à droite… J'avais besoin d'être assise dans un coin, en fait, à côté des autres mais pas en plein milieu, des ordis de tous les côtés, des gens de tous les côtés qui tapaient, c'était un peu dur pour moi. Et donc j'en avais parlé avec lui, il m'avait dit : « Pas de problème, tu veux t'asseoir où ? Très bien, je te mettrai là »… et c'est tout en fait. Je n’en avais parlé à personne d'autre. Vraiment, j'ai mis super longtemps à en parler.
Quand je suis arrivé à C Politique, on m'a fait travailler dans un open space et ça, c'était hyper compliqué pour moi parce qu'il y avait une cinquantaine de personnes. Et quand on n'est pas nombreux, j'arrive à gérer une toux. Mais quand on est super nombreux, c'est des sentiments hyper angoissants. Du coup, j'en avais parlé à la directrice de la boîte, je lui avais dit : « Ecoute, j'ai vraiment du mal à travailler dans un open space. Je n’y arrive pas en fait. » Et au fond de moi, je n'y arrivais tellement pas que je m'étais dit : « En fait, il faut vraiment qu'on trouve une solution, sinon je pourrais jamais tenir. » Et là, elle a été hyper compréhensive, elle m'a dit : « Viens travailler dans mon bureau. » Je ne sais pas ce que les autres se sont dit, parce que c'est une journaliste qui travaille dans un bureau de prod avec la directrice… Mais elle m'a accueillie dans son bureau et ça m'a permis de travailler. On était beaucoup moins nombreux et j'ai carrément pu travailler, enfin, ça s'est bien passé.
Sinon, j'ai fait beaucoup de reportages de politique et j'allais beaucoup à des meetings politiques. Et pour moi, c'est comme le théâtre : c’est des endroits qui sont hyper calmes et du coup, la moindre toux, la moindre personne qui renifle, je n'entends que ça. Ce que je faisais dans les meetings, c'était qu'on avait toujours un ingé-son, et en général, on a souvent un retour son : c’est-à-dire que dans un petit boîtier avec des écouteurs, on entend ce que le perchiste prend en son. Parfois, c'est super utile dans les manifs où tous les bruits se mélangent et tu n’entends pas forcément ce que dit ton interlocuteur. Donc, c'est vraiment hyper utile le retour son dans plein de cas. Mais moi je les mettais, notamment dans les meetings politiques, je les mettais dans mes oreilles parce que ça me permettait de ne pas entendre les bruits de la salle, d'entendre seulement la personne qui parlait au micro. Et ça m'a sauvé plein de meetings politiques.
En fait, c'est un handicap, clairement. Mais la plupart du temps, je dis « une maladie ». Ou « une condition ». Ou « un truc dans le cerveau qui déconne ».
C'est essentiel pour moi, quand j'en parle à un patron, à un red-chef, qu’il comprenne et qu'il comprenne que moi, je fais tout ce que je peux pour continuer à travailler dans de bonnes conditions, et que parfois un rien peut faire en sorte… qu’un rien peut m'aider en fait. Me décaler d'une rangée de 26 personnes, s’il y a un autre siège à côté, un peu plus loin, et que les autres ça ne leur pose pas de problème que je me mette là bas. En fait, si le red-chef, le patron, comprend que ce n'est pas un caprice, que c'est un vrai problème et que juste un petit arrangement me permettrait d'être moins stressée et d'aller mieux… Juste, aidez-moi un tout petit peu !
80 %, cinq récits de handicaps invisibles au travail. Un podcast réalisé par Jeanne Robet et produit par l’Ina, avec les départements des ressources humaines d'Arte, France Télévisions et Radio France.