J'étais au Kosovo avec un ami, un grand reporter très connu. Je ne le citerai pas parce que je crois qu'il n'a pas fait, comme moi, son outing. On était assis tous les deux sur un camion et on voyait une colonne de réfugiés qui arrivait. On devait écrire notre papier pour lui sa radio, moi la mienne, pour le journal de 13 h, et on discutait de ce qu'on voyait, de comment le qualifier. On avait un échange de journalistes sur nos informations, on travaillait ensemble. Et à un moment, je me penche vers ce qu'il écrit. Et là, je vois un geste de recul, je le regarde et je dis : « Toi, tu fais des fautes ! Toi, t'es dyslexique. Je reconnais ce geste. » Il a dit « oui », il s’est marré. Et on s'est montré nos cahiers et on s'est marré, voilà.
Je suis Thomas Legrand et je suis journaliste. Je suis dyslexique. Voilà mon handicap invisible.
J'ai débuté à la radio et je craignais surtout qu'on regarde par dessus mon épaule et qu'on découvre le pot aux roses. Alors, quand je suis sur le terrain, à la radio, quand j'étais reporter à la radio, j'écrivais le texte sur mon cahier… Et puis peu importe les fautes d'orthographe. A partir du moment où j'ai fait de la presse écrite et qu'il a fallu que je donne des papiers, alors là il ne fallait pas qu'il y ait de fautes.
J’écris un texte. Après, je le relis en faisant tous les participes passés. Après, je fais les pluriels. Après, je fais les inversions - je vérifie bien. Et ça c'est le plus dur, les inversions ! Parce que les autres, je connais la règle et voilà. Mais les inversions c'est plus dur parce qu'il y en a que vous ne voyez pas. Celles que vous voyez sont les farfelues, celles qui ne veulent rien dire. Mais il y en a que je ne vois pas. Comme « singe » et « signe ». Comme « linge » et « ligne ».
Dès que j'ai un doute, je le fais lire, à ma femme généralement. Depuis que je suis très jeune, je me suis aperçu que toutes mes amoureuses étaient des cadors, de jolies cadors en orthographe, des normaliennes, khâgne, hypokhâgne. Je les choisis comme ça, c'est bizarre.
J'ai consulté avec ma mère à un moment des pédopsychiatres et des orthophonistes, parce que mes parents s'évertuaient à me faire faire des dictées. En plus, dans ma famille, on lit beaucoup, il y a plein de livres. Personne ne fait aucune faute. Donc, pourquoi moi je faisais des fautes ? Alors, je faisais des dictées, on me refaisait faire des dictées, et je continuais à avoir zéro, à faire plein de fautes. On a consulté, et un grand pédopsy me reçoit, avec ses élèves en plus, il y avait une dizaine d'étudiants à lui, c’était un professeur. Et puis il me pose des questions, me fait faire des tests. Et il me demande (je devais avoir 12, 13 ans) : « Qu’est-ce que vous voulez faire comme métier ? » Je dis « journaliste ». Il a éclaté de rire, et les étudiants derrière ont rigolé pour suivre. C'était très choquant. Ma mère était très choquée. Elle m'a soutenu, en sortant, elle voyait bien que j'étais un peu détruit et elle m'a dit : « Mais c'est n'importe quoi ! Moi je sais que tu peux y arriver. » Je ne sais pas si elle y croyait, mais quand votre mère vous dit ça, vous avez cet âge-là, ça vous fait la béquille qu'il faut.
Je m'interdisais de passer les concours de Sciences-Po, qui m'auraient passionné, le concours du CFJ qui m'aurait passionné. J'ai envoyé des CV partout pour faire des stages, je faisais des stages. Et j'ai fait un stage à RMC, j’étais au service politique parce qu'il y avait une élection en 1988, une élection présidentielle, ils étaient débordés donc j’étais au service politique. Je m'intéressais bien à la politique. Ils ont vu que ça marchait. J'ai fait des sons d’abord, j'ai fait du montage. Les sons, c'est ce qu'on appelait des « bobinos » à l’époque, des interviews, et je ne faisais pas encore de papier. Et donc je suis resté, de stage en stage c'est devenu un CDI et mon directeur de la rédaction a dit : « Toi, t'as pas fait l’école ? T’es étudiant, tu ne veux pas faire une école ? » Alors je dis : « Ben si, mais… » Et il me dit : « Mais c'est pas la peine parce que l'école, c'est pour apprendre à être journaliste. Moi je te garde, je vais t’apprendre à être journaliste. » Donc j'étais très content. J'ai eu de la chance. Et puis voilà, je suis passé de RMC à RTL, et de RTL à France-Inter, vingt ans après.
Je n’ai jamais dit à mes employeurs que j'étais dyslexique parce que je leur fournis un travail…ils ne l'ont jamais vu. Alors, à la matinale de France Inter, ceux qui travaillent avec moi de près ont bien vu dans les relances… Nicolas, qui est normalien, les relances que je fais au dernier moment, il voit des fautes, ça fait rire et il est au courant, Nicolas Demorand. Mais je pense que, par exemple, je ne pourrais pas, comme n'importe quel présentateur, découvrir un texte à l'antenne. L’aisance que je peux avoir à l'antenne dans une émission en direct, c'est parce que j'ai écrit et relu. Tout le monde écrit et relit son texte, tous les « flashman » ont relu leur flash. Mais il arrive souvent qu'on apporte une dépêche au dernier moment, et n'importe quel bon « flashman » ou bon présentateur la lit sans problème. Moi, ce serait un peu compliqué.
Personne ne s'en aperçoit parce que, une fois que j'ai relu mon texte, je suis à peu près comme tout le monde, avec certainement moins d’aisance quand même à l’oral, mais je fais des émissions toutes les semaines et à les écouter, je ne pense pas qu'il y ait de souci. Mais j'ai ce petit travail en plus, à l'écrit comme à l'oral, surtout à l'écrit.
J'ai eu deux « plantages » à l'antenne en inversant - ce n'était pas ce qui était écrit, c’était bien écrit -, mais c'est une inversion à l'oral et ça, ça m'arrive très rarement. Mais ça arrive quand même. Ça fait des choses assez marrantes. J’étais en direct du Conseil des ministres un jour, j'étais à RTL, et il y avait un rapport ministériel qui devait être remis (là je réfléchis pour le dire, parce que j'ai peur de le redire comme je l'ai dit), « au printemps prochain ». Et j'ai dit : « il sera remis au princhemps protain". C'était un rapport sur l'orthographe, justement, un rapport du ministre de l'Education. Donc ça a dû me faire un petit tour au cerveau et j'ai dit ça. Je ne sais pas si c'est une espèce d'émotion parce que c'était un rapport sur l'apprentissage de l'orthographe et qu'il y a toujours ce sentiment, quand vous êtes dyslexique et que vous êtes dans une position où vous ne devriez pas être dyslexique, il y a ce sentiment d’usurpation. Donc ça m'a accablé de faire ce genre de fautes. Ça aurait fait marrer n'importe qui, ça aurait gêné un peu celui qui l'a fait… Moi, ça m'a un petit peu accablé.
Et, une autre fois, c'était dans une radio locale. J'ai fait un stage d'un mois et je présentais un flash, et il y a eu l'attentat chez Tati. Tati, c’était un grand magasin, il y a eu un attentat quelques années avant ce flash, mais un blessé de cet attentat est décédé l’été où je faisais un stage. Donc il y avait une dépêche disant qu'il y avait une victime de plus de l'attentat chez Tati et moi j'ai dit : « Une victime de plus de l’attentit chez Tata. » Vous annoncez une chose dramatique de cette façon là, tout le monde était écroulé de rire. Moi, j'étais dans tous mes états. Mais voilà, c'est mes deux seules contrepèteries involontaires.
Je crois que quand on est dyslexique, on développe une capacité de contournement, c’est-à-dire qu’on contourne l'obstacle. Quand on contourne l'obstacle, on le voit d'un autre angle, on prend un peu plus de temps, on se débrouille toujours. Quand il faut écrire un mot comme ça sur un papier pour quelqu’un, que vous n'avez pas le temps de corriger, vous le faites un peu en mode médecin. Vous ne savez pas s'il y a deux L, vous faites un truc qui ressemble à un L ou deux L. Vous trouvez des trucs, un petit peu faux-culs, du coup vous contournez. Et quand vous contournez, vous voyez les choses d'un autre angle.
En journalisme, le bon angle ou l'angle un peu différent, c'est quelque chose de très important. En tout cas, la politique c'est ce qui est le plus commenté, sur toutes les chaînes, en permanence. Quand vous devez faire un édito politique tous les matins, la première chose que vous vous dites c'est : « Je veux essayer de trouver quelque chose d'original à dire. » Eh bien, je pense avoir une petite agilité pour essayer de voir les choses sous un autre angle, qui n'est pas due à une qualité propre qui serait mienne mais qui est due à un exercice que je fais depuis tout petit : c’est de voir les choses sous un autre angle.
Moi, c'est un handicap qu'on peut non seulement masquer, mais qu'on peut pallier facilement. Parce qu'il est peut-être pas trop marqué. Mais je suis certain qu'il développe quelque chose d'invisible aussi. Cette espèce d'acuité peut-être particulière. Je ne sais pas. C'est compliqué parce que je n'arrive pas à savoir… Après, on scrute sa propre personnalité, ses propres défauts et ses propres qualités et on se demande… Il ne faudrait pas non plus tout réécrire à l'aune de ce handicap. Mais j'ose en parler comme d’un handicap, ce qui n'était pas le cas avant.
Ceux qui ont surmonté la chose ont un peu le devoir de dire aux gamins et aux parents : « Il y a des façons de surmonter la chose et il y a même des façons, quand ce n'est pas trop prononcé, il y a même des façons de bien vivre avec et de développer des qualités que les autres n'ont pas. » Donc, quand je croise des dyslexiques, des gamins dyslexiques, je leur dis : « Je suis journaliste, je travaille dans la chose écrite, dans la chose orale, dans tout ce qui t’angoisse. C'est possible. » J'y vais à fond !
80 %, cinq récits de handicap invisibles au travail. Un podcast réalisé par Jeanne Robet, produit par l’Ina, avec les départements des ressources humaines d'Arte, France Télévisions et Radio France.