Au rayon séries

Emmanuel Taïeb

Emmanuel Taïeb reçoit des créateurs de séries, des scénaristes, des producteurs, des gens qui organisent des festivals de séries (il y en a au moins en France) et des auteurs d'ouvrages sur les séries. Il y a également, de temps en temps, des chroniques sur les séries à voir. Une émission sympa et dynamique !

La diffusion du dernier épisode de la série Seinfeld, le 14 mai 1998, a réuni 76millions de téléspectateurs et des milliers d’amateurs dans des rassemblements en plein air. Le show en était à sa 9esaison. Pour resituer Seinfeld dans l’histoire des séries humoristiques, il faut rappeler que l’année de sa première diffusion, on trouve toujours à l’antenne Madame est servie, mais pas encore Friends. C’est dire à quel point Seinfeld constitue une petite révolution dans le monde des sitcoms, en sortant du sempiternel modèle familial, où des flopées d’enfants vivent leur coming-of-age, tandis que les parents se débattent avec leur rôle et leurs problèmes d’adultes mâtures. Seinfeld entend explorer des thématiques bien différentes, en commençant par se débarrasser des rejetons, pour mettre uniquement en scène des adultes immatures, dont la vie est moins remplie que celle de leurs alter égos des sitcoms habituels. Le résultat est étonnant, avec une série très verbale, très new-yorkaise, où des personnages sans grandes histoires devisent sur leur existence ordinaire et leurs petits tracas du quotidien. Quelque part entre Woody Allen et l’esprit caustique du Saturday Night Life.On a beaucoup dit que Seinfeld était une série à propos de rien, mais pour l’invité d’Emmanuel Taïeb, Hendy Bicaise, c’est plutôt une série qui parle des «petits riens»: tous ces petits épisodes de nos vies qui, mis bout à bout, forment une morale et nous aident à comprendre l’existence. C’est peut-être ce qui explique le succès public et critique de Seinfeld. Il faut dire qu’à la manœuvre on trouve Jerry Seinfeld, comique de stand-up confirmé qui décide un jour de filmer ce qu’il raconte habituellement, et Larry David, auteur de sketches pour le Saturday Night Live, et qui, lui, poursuivra dans la même veine avec la série Curb your Enthousiasm dont le dernier épisode a été diffusé en avril2024.A l’examen pourtant, Seinfeld se révèle moins légère que prévue. Le ton est grinçant, pessimiste, les personnages n’évoluent pas, semblant redécouvrir les travers du monde à chaque nouvel épisode, perdus dans leur égoïsme et leurs angoisses morbides. Le mot d’ordre des showrunners, c’est «no hugging, no learning», qu’on pourrait traduire librement par «ni sentiments, ni édification». Quelle étrange série, alors, dont les rires deviennent vite jaunes et où une imperceptible noirceur prend le dessus. Seinfeld n’aura jamais aussi bien illustré la phrase attribuée à Chris Marker selon laquelle l’humour est la politesse du désespoir.Avec Hendy Bicaise, critique cinéma et série
Les grands événements historiques, notamment les moments de violence, altèrent durablement le régime des images. Les attentats du 11-Septembre, et le développement d’un terrorisme djihadiste mondial, entrent ainsi dans les séries, de façon évolutive. Car les séries sont aussi des objets historiques qui donnent à voir les représentations dominantes d’une époque ou qui au contraire poussent des idées encore minoritaires voire contestataires. Il y a ainsi une distance importante entre 24h chrono et Homeland, qui témoigne que le regard porté sur l’action des États-Unis peut se faire critique et subtil. Mais il y a des évolutions au sein d’une même série, et 24hchrono intégrera dans son récit un débat sur la légitimité du recours à la torture.Les grands événements subvertissent aussi les genres, et tout devient poreux entre séries sécuritaires, d’espionnage, politiques, séries d’action, et même séries policières qui se confrontent désormais aux questions de sécurité nationale. De ces mélanges nait la télévision-terrorisme, les «séries-terrorisme», dit l’invité de l’émission, Alexis Pichard, séries qui accompagnent et figurent la guerre contre le terrorisme; qui le transforme aussi en un objet de divertissement. Parfois sous l’impulsion des autorités qui cherchent à légitimer leur action. Mais tout n’est pas que propagande, et la fonction critique des séries fait rapidement surface, sur la question des vétérans de guerre, des moyens de la guerre, et bien sûr autour de questions morales importantes.Les séries-terrorisme ne font pas exception à la règle de l’époque qui en fait des lieux avant-gardistes. Sur la question du genre, c’est bien une héroïne féminine Carrie Mathison, passablement bipolaire, qui succède à l’infatigable Jack Bauer, dans Homeland; on introduit des personnages orientaux de premier plan; on propose un président une présidente noire; ou on se fait pédagogue sur les origines du terrorisme et sur la géopolitique, comme sur la nature de l’ennemi.De l’héroïsation à l’épuisement, les séries américaines, et parfois britannique, accueillent 25ans de violence mondialisée. Comment la restituent-elles? C’est la question que pose Emmanuel Taïeb à son invité.
Invités: Benjamin Campion, critique séries et enseignants, Valérie Lavalle, productrice et réalisatrice, et Mathias Szpirglas, maître de conférences en sciences de gestion. Chronique de Benjamin Fau, critique série au Point Pop.Le mois dernier s’est achevé la diffusion sur Max de la série médicale américaine The Pitt. Série produite notamment par John Wells, qui était l’un des showrunneurs principaux de la célèbre série Urgences; et on retrouve dans le rôle principal Noah Wyle, qui y jouait le DrCarter. Cette fois, il incarne le Dr Robanovitch, dit Robby, médecin-chef chevronné du service des urgences d’un hôpital de Pittsburgh. Noah Wyle a perdu ses traits juvéniles et a gagné en gravité.Mais The Pitt est aussi une série chorale, qui suit une multitude de personnages aux caractéristiques différentes, dont des internes pour leur premier jour, et bien sûr une nuée de patients aux pathologies les plus variées. Cette proximité de la vulnérabilité et de la mort alimente évidemment des questionnements permanents du côté des médecins comme du côté des patients, donnant une profondeur inédite à la série. Il faut dire aussi qu’elle repose sur un dispositif d’unité de temps –en plus de l’unité de lieu– puisque chaque épisode correspond à 1heure de garde, sur 15heures. L’immersion, et parfois l’impression d’étouffement, sont donc totales.Rien n’est laissé de côté: les problèmes financiers de l’hôpital, la question du rapport aux médicaments, les anti-vax et anti-masques-qui viennent défier le corps médical, les anti-douleurs addictifs, les biais du personnel soignant, les vies des patients, et le maelström émotionnel que déclenche le passage aux urgences. Chaque médecin traverse la journée avec son propre bagage. L’une d’entre eux porte ainsi un bracelet électronique, tandis qu’une autre fait une fausse couche, alors qu’elle plaçait tous ses espoirs dans cette grossesse. Mention spéciale aussi à l’équipe des effets visuels, car les gestes et les opérations sont assez crus et sanglants. Il y a même un accouchement filmé en gros plan, clairement dans une dimension pédagogique.The Pitt a reçu un excellent accueil du public et des médias, même si tout n’est pas parfait. Pour en parler, Emmanue Taïeb reçoit trois chroniqueuses et chroniqueurs
Autour du fameux lion qui rugit de la Métro Goldwyn Mayer, un ruban de pellicule porte la mention "Ars gratia artis" : l'art remercie les artistes, et les honore. Car derrière l'oeuvre se cache une multitude de mains et d'esprits qui contribuent à l'édification d'un projet artistique et à l'exploration d'un format.Les séries ne dérogent pas à cette règle. Il ne fait plus aucun doute qu'elles sont un art visuel mondialisé. Et il ne fait plus aucun doute que la sériphilie, sous toutes ses formes, accompagne ce mouvement et relève avant tout d'une émotion et d'un intérêt pour l'esthétique.Derrière chaque épisode de série on trouve des artisans, des artistes, des réalisateurs, et de plus en plus de réalisatrices, des directeurs de la photo, des scénaristes, des showrunners, et des actrices et acteurs pour qui la question de la limite entre cinéma et séries ne se pose plus depuis longtemps. On trouve des auteurs, parfois bien névrosés, des producteurs et des chaines toujours inquiets que rien ne marche.Ces artistes des séries, que l'art honore, attendaient leur écrin. Il leur a été donné par Pierre Langlais, le "Monsieur Séries" de Télérama, qui a signé une trilogie livresque remarquable et d'une rare richesse, une plongée inédite dans le monde des créateurs de séries, de tous les pays : Créer une série, sur les showrunners; Incarner une série, sur les comédiens; Réaliser une série, sur les metteurs en scène.Ça a été publié chez Armand Colin entre 2021 et 2024. On y entend les mots de celles et ceux qui ont travaillé sur les Anneaux de pouvoir, Borgen, The Crown, Engrenages, Happy Valley, Hiipocrate, Ovni(s), The leftovers, Mad Men, Rectify, Les Revenants, The Shield, Watchmen, The Wire, et encore beaucoup d'autres...
07/09/2024
En rayon aujourd’hui, tout l’univers de David Simon, showrunner prolifique de HBO à qui l’on doit notamment The Wire/Sur Ecoute, plongée de longue durée dans les entrailles de Baltimore aux États-Unis. David Simon, dont on a pu voir tout récemment : We Own this City, toujours à Baltimore, sur une unité de flics corrompus jusqu’à l’os. David Simon et ses collaborateurs habituels, Ed Burns, Eric Overmyer ou George Pelecanos, écrivent et filment des séries à haute teneur sociale, qui se saisissent des problèmes de l’Amérique contemporaine : le racisme systémique, la ségrégation, l’antisémitisme, les ravages de la guerre contre la drogue, les laissés-pour-compte du rêve américain, le capitalisme aveugle et les institutions démissionnaires. Série après série, David Simon écrit une contre-histoire de l’Amérique, faite de compromissions et de violence, mais aussi d’individus qui résistent, qui restent attachés aux valeurs originelles du pays, à l’entraide, au pouvoir des liens locaux ; il dénonce la façon dont l’Amérique se trahit elle-même en laissant perdurer des inégalités flagrantes. Simon est un feuilletoniste moderne, un observateur pessimiste, un réaliste qui refuse le divertissement et propose des séries très politiques. Ce sont souvent des séries à thèse, très documentées, et qui entendent dénoncer des injustices. C’est cet engagement qui habite littéralement Simon et qui lui a valu d’être surnommé « L’homme le plus en colère de la télévision » !