80% - Récits sur le handicap invisible

INA, France Télévisions, Radio France, Arte France

Dans cette série en 5 épisodes, Jeanne Robet donne la parole à des professionnels de l’audiovisuel porteurs d’un handicap invisible. Si 12 millions de Français sont porteurs d’un handicap, 80% de ceux-ci sont invisibles. Maladies chroniques, affections douloureuses, troubles « dys » ou psychiques… Derrière l’accumulation disparate, ces handicaps partagent un point commun : indécelables, ils sont souvent minimisés, voire tus par peur des répercussions sur la vie professionnelle. Ils sont journalistes, animateurs, reporters d’images ou chargés de production et témoignent d’une vie d’inconfort, entre secret et stratégies de contournement. Une production INA en partenariat avec les services des Ressources Humaines de France Télévisions, Radio France et ARTE France, réalisée à l’occasion de la 26ème Semaine européenne pour l'emploi des personnes handicapées (SEEPH), du 14 au 20 novembre 2022.

Je me rappelle d'un stage que j'ai fait dans un journal en province et l'équipe était assez… n’était pas toute jeune quoi. C'était des gens qui n'avaient pas du tout mon âge, qui avaient 40, 50, 60… Mais bon, ça se passait plutôt bien. Mais moi, je travaillais avec mon casque, un casque dernier cri qui me permet de m’isoler, et ça a posé problème à la rédactrice en chef. Lors du bilan, elle m'a dit : « Par contre, il faut tout de suite arrêter de travailler avec un casque. Vous n'arriverez à rien dans la vie. Ce n'est pas possible de s'isoler comme ça. » Et je me suis mise à pleurer. Elle est partie, elle a appuyé sur le bouton de l’ascenseur - enfin, la scène est hyper dramatique -, mais elle est partie. Je m'appelle Joanne Saade, j'ai 28 ans et je suis reporter à la télévision depuis cinq ans. Et je suis atteinte de misophonie. La misophonie, c’est une maladie qui veut dire littéralement « la haine du son ». C’est-à-dire qu'il y a des sons qui pour la plupart des humains paraissent totalement anodins, comme le bruit d'une personne qui tape sur son ordinateur, le bruit des talons dans la rue, le bruit de quelqu'un qui tousse. C’est des bruits qui pour n'importe quel humain sont des bruits anodins. Mais pour nous, misophones, ce sont des bruits qu'on a du mal à tolérer, qui provoquent en nous de la colère, du dégoût et que notre cerveau associe à un sentiment de danger. En fait, moi par exemple, si j'entends quelqu'un qui a une quinte de toux à côté de moi, n'importe quelle personne qui n'est pas misophone, son cerveau va réussir à hiérarchiser, à lui permettre de se concentrer sur autre chose. Sauf que moi, mon cerveau va rester accroché dessus, il va être concentré dessus et ça va être très dur pour moi de faire autre chose. Mon cœur s’accélère, j'ai un poids dans la poitrine, j'ai chaud. En fait, c'est la vie d'un misophone. En tout cas moi, ma vie, j'ai l'impression que c'est de m'adapter quotidiennement, et que c'est comme un combat, d'essayer de toujours prendre le dessus. Je me rappelle d'un stage pour un site internet. On était deux, moi et mon chef, et on était intégrés dans une rédaction de plein d'autres personnes qui bossaient sur plein d'autres sujets. Et il y avait des gens autour de moi qui tapaient hyper fort. Mais vraiment, c'était des vieux claviers, des ordis fixes. Et j'en avais parlé à mon chef, j’avais dit : « Oh la la, la petite pièce et tout. J'ai vraiment du mal à travailler ». Il m'avait dit : « Il va falloir faire un effort. » Je pense qu'il a dû se dire : « C'est un petit caprice ». Et du coup, je me rappelle pendant six mois avoir mis sur mon ordinateur des musiques et des vidéos, les unes par dessus les autres, pour essayer de masquer les bruits alentours. Et à la fin, je sortais avec une tête qui allait exploser. Mais en fait, il fallait que je tienne. J'ai vu plein de médecins qui ne savaient pas ce que c’était, qui n'ont pas compris. Je me rappelle d'une médecin qui avait caché une horloge dans un placard pour voir si j'entendais vraiment. Je me rappelle d'un psychologue qui avait mangé des chips devant moi, pour voir comment je réagissais. J'étais en quête d'un traitement, d'un traitement miracle, et j'ai compris que ça ne fonctionnait pas comme ça. Il n'y avait pas de solution miracle. Il n'y avait pas de remède à la misophonie. En fait, il fallait apprendre à vivre avec. Il faut se confronter au bruit, même si ça ne me fait pas plaisir, même si c'est de la souffrance. En fait, il ne faut pas que je vive dans une bulle au fin fond de la campagne, toute seule à manger avec des couverts qui ne font pas de bruit, à boire de la soupe et à manger des aliments qui croquent pas. Il ne faut pas du tout que je fasse ça. Il faut que je continue à sortir, que je prenne le métro. Il ne faut pas que je m’isole, parce que plus je m'isole et plus ce sera plus dur pour moi de tolérer des bruits. J'ai l'impression qu'à chaque fois que je commence un métier, je suis hyper angoissée. Les misophones sont des gens assez anxieux et moi je suis hyper angoissée. Et souvent, quand je commence un job, je me dis : « Merde, quel va être l’environnement ? Comment ça va se passer ? » Et à partir de là, en général, je sais à chaque fois comment ça se passe. En fait, ça se passe mieux que dans mes pensées. Au final, je mets tout le temps en place des stratégies pour tolérer le bruit et pour travailler du mieux que je peux. Donc au fur et à mesure de ma vie professionnelle, j'ai commencé à en parler un tout petit peu, quand je n'avais pas le choix. J'en ai parlé quand j'ai travaillé à Complément d'enquête sur France 2. J'en ai parlé à mon chef parce que j'avais besoin d'être assise dans un endroit pas en plein milieu, d'avoir des gens devant, derrière, à gauche, à droite… J'avais besoin d'être assise dans un coin, en fait, à côté des autres mais pas en plein milieu, des ordis de tous les côtés, des gens de tous les côtés qui tapaient, c'était un peu dur pour moi. Et donc j'en avais parlé avec lui, il m'avait dit : « Pas de problème, tu veux t'asseoir où ? Très bien, je te mettrai là »… et c'est tout en fait. Je n’en avais parlé à personne d'autre. Vraiment, j'ai mis super longtemps à en parler. Quand je suis arrivé à C Politique, on m'a fait travailler dans un open space et ça, c'était hyper compliqué pour moi parce qu'il y avait une cinquantaine de personnes. Et quand on n'est pas nombreux, j'arrive à gérer une toux. Mais quand on est super nombreux, c'est des sentiments hyper angoissants. Du coup, j'en avais parlé à la directrice de la boîte, je lui avais dit : « Ecoute, j'ai vraiment du mal à travailler dans un open space. Je n’y arrive pas en fait. » Et au fond de moi, je n'y arrivais tellement pas que je m'étais dit : « En fait, il faut vraiment qu'on trouve une solution, sinon je pourrais jamais tenir. » Et là, elle a été hyper compréhensive, elle m'a dit : « Viens travailler dans mon bureau. » Je ne sais pas ce que les autres se sont dit, parce que c'est une journaliste qui travaille dans un bureau de prod avec la directrice… Mais elle m'a accueillie dans son bureau et ça m'a permis de travailler. On était beaucoup moins nombreux et j'ai carrément pu travailler, enfin, ça s'est bien passé. Sinon, j'ai fait beaucoup de reportages de politique et j'allais beaucoup à des meetings politiques. Et pour moi, c'est comme le théâtre : c’est des endroits qui sont hyper calmes et du coup, la moindre toux, la moindre personne qui renifle, je n'entends que ça. Ce que je faisais dans les meetings, c'était qu'on avait toujours un ingé-son, et en général, on a souvent un retour son : c’est-à-dire que dans un petit boîtier avec des écouteurs, on entend ce que le perchiste prend en son. Parfois, c'est super utile dans les manifs où tous les bruits se mélangent et tu n’entends pas forcément ce que dit ton interlocuteur. Donc, c'est vraiment hyper utile le retour son dans plein de cas. Mais moi je les mettais, notamment dans les meetings politiques, je les mettais dans mes oreilles parce que ça me permettait de ne pas entendre les bruits de la salle, d'entendre seulement la personne qui parlait au micro. Et ça m'a sauvé plein de meetings politiques. En fait, c'est un handicap, clairement. Mais la plupart du temps, je dis « une maladie ». Ou « une condition ». Ou « un truc dans le cerveau qui déconne ». C'est essentiel pour moi, quand j'en parle à un patron, à un red-chef, qu’il comprenne et qu'il comprenne que moi, je fais tout ce que je peux pour continuer à travailler dans de bonnes conditions, et que parfois un rien peut faire en sorte… qu’un rien peut m'aider en fait. Me décaler d'une rangée de 26 personnes, s’il y a un autre siège à côté, un peu plus loin, et que les autres ça ne leur pose pas de problème que je me mette là bas. En fait, si le red-chef, le patron, comprend que ce n'est pas un caprice, que c'est un vrai problème et que juste un petit arrangement me permettrait d'être moins stressée et d'aller mieux… Juste, aidez-moi un tout petit peu ! 80 %, cinq récits de handicaps invisibles au travail. Un podcast réalisé par Jeanne Robet et produit par l’Ina, avec les départements des ressources humaines d'Arte, France Télévisions et Radio France.
J’ai rendez-vous chez un partenaire, c’est au premier étage, il n’y a pas d'ascenseur. Il me reste 10% de capacité respiratoire. Je devrais à ce moment-là avoir de l'oxygène, mais je ne veux pas que ça se voit. J'arrive, je suis devant sa porte. Et je reste là, haletant, pendant quinze, vingt minutes, avant de retrouver mon souffle, avant de pouvoir respirer un peu posément. Pas comme quelqu'un qui a couru un marathon juste avant d'arriver. Et là, je franchis la porte en étant un joueur de poker : « Non, je ne viens pas de passer vingt minutes à côté de ta porte. Non, je ne respire pas mal. Non. » Je m'appelle Yann Brialix, j'ai 44 ans, je suis animateur radio à Radio France. Et je suis greffé, multi-greffé, cœur - poumon, reins, et re-transplanté bi-pulmonaire. Je suis le plus vieux greffé cœur-poumons au monde, avec les aventures qui vont avec une très très vieille greffe. En 1978, je suis né avec un souffle au cœur, une hypertension pulmonaire primitive. À terme, une destruction des poumons. A deux ans, je n'étais plus opérable et on a dit à ma mère à ce moment-là : « Ne vous attachez pas trop à ce petit garçon, il ne vivra pas longtemps. » À neuf ans et demi, j'ai été greffé cœur - poumons. Les deux. J'ai été le deuxième enfant à recevoir cette greffe en France. Je montais dans le bus de ma ville et les gens me montraient du doigt en disant : « C’est le garçon qui a été greffé. » J'ai été me planquer, j’ai été me cacher, j’ai été exister autrement dans la radio locale de ma ville, la petite radio associative de ma ville. Le premier jour où j'ai parlé dans un micro, c'était le jour de mes quatorze ans. Le « moi » dans la ville, j'étais « le greffé ». Et le « moi » à la radio pouvait être tout ce que je voulais. Je le vivais comme une fragilité. Donc j'évitais de l'évoquer parce que je ne voulais pas me montrer fragile. La première fois où j'ai dû lever le voile sur ma santé, c'est quelques années après ma greffe, longtemps après même puisque c'était en 2000. J’ai été à Nancy, j'ai fait Skyrock, Fun Radio, Radio France. Suite à quoi je pars pour aller à RFM à Strasbourg. Et c'est là où j’apprends, lors d'un examen de routine, que mes reins ne vont pas bien, qu’ils sont en train de lâcher à cause des médicaments que j'ai pris par le passé, et qu'il va falloir en passer par une greffe reins à terme, et avant par de la dialyse. Moi, j'avais entre 18 et 20 ans à l'époque, j'en parle à mon directeur de site à RFM. Mais à l'époque je vois ma maladie comme quelque chose qui va poser problème et donc on garde ça entre nous. J'essaye de tout faire pour gommer, entre guillemets, mon statut de malade. Manquer le moins possible. Je finis par retourner à Nancy, à Europe 2. Et là, ça devient très dur. Je ne suis pas encore greffé reins. J'ai une dialyse, je fais 4h de dialyse le matin et je pars au boulot après, trois fois par semaine. Ça vous vide de votre substance, de votre énergie, de votre joie de vivre. Il y a plein de privations avec la dialyse, on ne peut plus manger ce qu'on veut, on doit surveiller son poids, on ne doit pas boire plus d'une certaine quantité… Donc on est dans la restriction permanente, dans une fatigue extrême. Et là, je ne le dis pas, je continue. Dès que je sentais qu'on savait que j'étais malade, paf, je changeais. Donc, je passe de Strasbourg à Nancy, RFM, paf, je passe à Europe 2. C'est la même maison mais ce n'est pas les mêmes gens. Et quand ça commence à se savoir à Europe 2, je pars. Je suis en attente de greffe, toujours. Greffe reins en 2001. Et au bout de deux mois je vais au boulot, à Vesoul. Quand je suis à Vesoul, je passe de rédacteur en chef, rapidement, à directeur d'antenne. Je refais la radio de fond en comble, je refais les jingles, l’habillage d'antenne, je crée une antenne de A à Z, je recrute une équipe. Et rapidement, les problèmes de santé me rattrapent. Je suis très souvent malade. Je suis très souvent absent. Un jour, une des personnes que j'ai recrutée m'appelle et me dit : « Écoute, il faut que je t'en parle, parce que c'est trop grave pour que je ne puisse pas t’en parler. Ton arrêt de travail est affiché au tableau d'affichage avec la mention « décédé ». » Quand je suis revenu quelques semaines plus tard de mon arrêt maladie, mon bureau avait des serrures changées. Je croise le directeur de la radio qui me dit : « Maintenant, t'es chargé d’accueil. » On me met à côté d'une plante à l'accueil. Je n'ai plus rien à faire, et va commencer une guerre psychologique. Je ne tiens pas très longtemps. Et je me carapate, en fait. Je pars de Vesoul, mais je pars avec pertes et fracas, c’est-à-dire que je déménage à la hâte. Je ne sais pas où je vais aller. Je n'ai pas de boulot, je n'ai pas de maison. Je retourne chez ma mère, j'ai 20 ans et quelques, et je vis ça comme comme une injustice incroyable puisque pour moi, j'ai tout fait bien. Sauf être malade. Je pars à Caen pour être animateur à RFM. Et il y a la première greffe, puis la deuxième. Puis va arriver une troisième dès 2005. Lors d'un contrôle (je suis toujours à RFM à Caen, je suis même sur un double poste, RFM / Europe 2), on se rend compte que ma fonction respiratoire a baissé. C'est un rejet, un rejet qui est pris trop tard. Un rejet qui va me conduire jusqu'à avoir une capacité pulmonaire de 10%. Évidemment, à ce moment-là, ça commence à se voir, et à s'entendre. Je ne peux plus être animateur radio. J'ai à peine de quoi respirer. Je bascule sur la promotion, j'ai des rendez-vous, je vais faire mes rendez-vous en ne voulant absolument pas montrer ma maladie. J'essaie de faire bonne figure. J'essaie de jouer un rôle, je joue un rôle : le gars qui va à peu près bien. Mais là aussi, ça commence à poser des problèmes professionnellement. Il y a eu un accord, de nouveau, pour que je parte. Là, je suis parti avec des indemnités. Ce n'est pas énorme, mais je m'en fous. Je suis sur une liste d'attente de greffe, on avait à l'époque jamais re-transplanté bi-pulmonaire quelqu'un qui avait été transplanté avant coeur-poumons. Je suis à bout de souffle, à tous les niveaux. A ce moment-là de ma vie, je pense que c'est la fin. On m'avait laissé entendre que j'allais vivre quelques mois en 1988. On est en 2005. Je ne sais pas si la greffe va arriver. Je ne sais pas si elle va être une réussite. Mais c'est pas grave. J'ai 27, 28 ans, et je me dis que voilà, j'ai gagné 17, 18 ans de vie qui n'étaient pas prévues, et que j'ai fait de la radio, et que j'ai fait des trucs qui m'ont éclaté. Donc je prends ces cinq mois de salaire, je vais m'enfermer chez moi, en fait. Le 4 janvier 2006, je suis appelé pour tenter cette re-transplantation bi-pulmonaire. Je suis greffé. Je me remonte très vite. Je me décide à aller taper à la porte de France Bleu à Caen. Et petit à petit, je deviens CDD récurrent. Et puis, au bout d'un an, on me dit : « Maintenant, il faut que tu tournes, il faut que tu ailles voir d’autres France Bleu, que tu voyages un petit peu en France. » Il y a 44 locales de France Bleu, j'en fais une vingtaine. Je suis en superforme. Je vais très bien, je navigue de Quimper à Strasbourg, de Valence à Lille, et je m'éclate. Je remplace les gens qui sont malades. Évidemment, personne ne sait que je suis malade. Je n'en parle absolument pas. Au bout d'un moment, je commence à postuler sur des postes pour être intégré, pour être en CDI à Radio France. Je postule sur un poste à Rennes. Je connaissais déjà la politique, un petit peu, de Radio France par rapport aux handicaps. Je ne dis rien au moment des entretiens, je me tais. Et quand on m'appelle pour me dire « c'est bon, c'est toi », à ce moment-là, je dis : « Ecoutez, je suis super content, et je vais mettre quelque chose dans la corbeille de la mariée. Quelque chose que je ne vous ai pas dit. Quelque chose qui peut aussi être un avantage pour Radio France. » Parce que je sais qu'il y a, comme dans toutes les entreprises, un quota d'emplois de personnes en situation de handicap à respecter. Je me suis dévoilé. C'était d'autant plus facile qu'à cette époque-là, je n'avais pas de problème de santé. J'ai eu de nouveau des problèmes de santé, qui ont entraîné une opération du dos, une perte de mobilité. Il y a eu le covid qui est arrivé, qui pour un greffé n’est pas génial. Et tous les moyens m’ont été donnés à chaque moment, à chaque étape de ces difficultés-là dans ma vie, pour faire de la radio, si je le voulais. J'ai pu être totalement l'animateur que je suis, malgré tout. Le truc qui me handicape le plus, c'est que parfois je suis encombré, ça peut s'entendre. C’est-à-dire que l'air qui passe dans les poumons vibre un petit peu avec les sécrétions - très sexy ! Et du coup, ça émet des sons que je dois m'efforcer de gommer, en respirant différemment, un peu moins fort, en ayant des respirations courtes. Je ne mets pas les respirations où les gens les mettent d'habitude. Ce qui est sûr, c'est que ça donne une rythmique à mon phrasé. Et moi, la radio, ça a toujours été un médicament pour moi. A l'état naturel, je pense que je suis très fatigué, épuisé, en temps normal. Ce qui m’allège la vie, ce qui me donne du carburant, me donne de l'énergie, c'est la radio. L'avantage à dire les choses, quand c’est dans un milieu bienveillant, c'est de donner des clés de lecture aux gens. C'est de leur permettre de comprendre pourquoi je suis de telle et telle manière, et pourquoi parfois, peut-être, il y a des systèmes de compensation qui se sont mis en place. Alors, j'ai un énorme avantage à Rennes, c'est que mes collègues sont également mes amis. A France Bleu Armorique, tout le monde le sait. Et ce que j’apprécie, c'est que personne n'en fait cas. Ils font attention à moi quand ils savent qu'il peut y avoir des situations un peu touchy. Notamment avec le covid, mettre un masque ou des choses comme ça. Ou des fois m'épargner de la marche quand ils savent que ça peut être compliqué. Mais en dehors de ces moments-là, le fait que je sois greffé, c'est un élément comme un autre. J’ai les yeux bruns, je joue de la guitare, je suis un animateur comme eux. Et puis, quelque part, je suis greffé. 80%, cinq récits de handicaps invisibles au travail. Un podcast réalisé par Jeanne Robet et produit par l’Ina, avec les départements des ressources humaines d'Arte, France Télévisions et Radio France.
J’allais tomber dans les pommes au milieu de la société dans laquelle je travaillais. On m’a récupérée de justesse avant que je ne tombe par terre. On m'a commandé un taxi et le garçon qui m'a aidé à aller jusqu'au taxi m'a dit : « Mais enfin, ma copine aussi a des règles douloureuses, elle ne se met pas dans un état pareil à chaque fois. » Je n'ai pas réagi sur le coup parce que j'étais en train de gérer ma propre crise, donc je ne pouvais pas tout faire. Mais j'ai été un peu abasourdie parce que j'étais face à quelqu'un que je savais très ouvert, très compréhensif et très intelligent. Et, en une réflexion, je me suis dit qu'il comprenait pas du tout la douleur que ça pouvait être. J'ai eu l'impression qu'il me jugeait d'en faire trop alors qu’il avait vécu mon opération de 2017, et je me suis vraiment dit à ce moment là : « En fait, il n'a pas compris ». Je m'appelle Amandine Bonnin, j’ai 37 ans et je suis chargée de production audiovisuelle. Et je suis atteinte d'endométriose. L'endométriose, c'est les règles qui ne s'évacuent pas, finalement, comme tout le monde. Ou nous, les filles atteintes d’endométriose - les « endogirls », comme on les appelle -, on stocke ces poches de sang à l'intérieur de notre corps, elles ne s'évacuent pas et elles stagnent aux ovaires, dans l'utérus, sur les parois digestives. Elles font des lésions dans la vie quotidienne, et assez abrasives. Dans mon tout premier travail, je travaillais chez MFP Productions qui était - enfin qui est toujours - la boîte de production de France Télévisions. J'étais assistante de prod et c'était vraiment les débuts où la maladie devenait un peu plus problématique dans le sens où je posais des jours de congés au moment où j'allais avoir mes règles. Je posais un jour avant, un jour après, en général, pour être sûre que ce ne soit pas trop difficile. Parce que je savais que le jour un, c'était déjà compliqué, mais le jour deux était en général le pire. Je n'expliquais pas pourquoi tous les mois je posais deux jours de manière très arrêtée. Personne ne s'est posé la question non plus, je pense. Pourtant, j'étais dans un service où il n'y avait que des filles, donc j'aurais pu en parler assez facilement. Mais c'était mon premier boulot, donc je pense que j'avais quand même une pression pour montrer une image de moi qui était tout autre que la fille douloureuse. Le diagnostic a été posé seulement en 2017. J'ai eu une errance médicale de pratiquement quinze, seize ans, donc je pense que je ne savais pas non plus comment expliquer que j'avais des règles douloureuses et que ça m'impactait déjà autant à l'époque. J'ai enchaîné plusieurs sociétés de production où j'avais une pilule en continu, donc j'avais un peu moins de douleurs quotidiennes puisque je n'avais pas mes règles. Je me disais qu'à mon âge, je ne pouvais pas couper totalement mes règles, ça impactait toute une vie derrière, d’enfant, de couple… En 2012 - 2013, j'ai décidé d'arrêter cette pilule en continu. J'ai donc retrouvé mes douleurs mensuelles, et qui était beaucoup plus abrasives qu’avant. Ça m’impactait, on va dire, au moins une bonne semaine où j'étais totalement alitée. Je ne pouvais pas sortir de mon lit parce que j'avais l'impression que mon ventre était totalement à vif. Et dès que je posais un pied au sol, je tombais dans les pommes. Donc, ce n'était pas vivable de me rendre tout simplement au travail. Je ne bougeais pas de chez moi et je restais en jogging avec ma bouillotte. Mais je travaillais chez moi… et ça a été une confiance entre eux et moi, et ça, c'était plutôt chouette à vivre, parce qu’il y a toute une partie de la culpabilité qui s'est envolée pour moi. Et travailler avec des gens de confiance, c'est béni ! En 2017, j’ai été diagnostiquée atteinte d'endométriose, en mai 2017, et j'ai été opérée le 10 juillet 2017 - donc ça a été quand même très rapide derrière -, où j'ai eu l'ablation des trompes, des deux trompes. Et à ce moment-là, j'étais dans une société de production qui s'appelle Tournez s'il vous plaît. Là, c'était devenu problématique parce que souvent j'avais mal une semaine avant mes règles, j'avais mes règles pendant une semaine où j'étais totalement alitée, et la semaine d'après j'étais encore très douloureuse. Et il m'arrivait régulièrement de tomber dans les pommes dans le métro en me rendant au travail. Je partageais mon bureau avec deux garçons et il y en a un, un grand nounours, qui venait gentiment me chercher dans le métro, il me soulevait et me ramenait au boulot. Et bien souvent, il me commandait un taxi et je repartais chez moi. On en avait beaucoup parlé, c’est quelqu'un avec qui je partageais mon quotidien puisqu'on était dans un bureau à trois, deux garçons et moi. Dès que j'avais trop mal au ventre, j'ouvrais mon pantalon et je le disais de manière assez ouverte, parce que c'était une manière pour moi de ne pas y mettre d'importance finalement, et de faire tomber un peu le voile sur tout ça. Donc soit je déboutonnais mon pantalon et on en rigolait, soit quand j'étais vraiment trop douloureuse, je venais en jogging avec ma bouillotte au travail. Et bien souvent, quand je pouvais pas trop me déplacer, c’est-à-dire descendre à la cuisine pour me faire réchauffer un peu d'eau pour ma bouillotte, c'était mon gentil collègue Laurent qui prenait ma bouillotte et qui allait la faire réchauffer à la cuisine. Donc c'était un petit bonheur parce que je savais que j'étais avec quelqu'un de compréhensif à ce niveau-là et qui me posait parfois quelques questions. Et notamment au moment de l'opération en 2017, il a voulu tout comprendre, donc il m’a posé beaucoup, beaucoup, beaucoup de questions ! C'était plutôt chouette de partager ça avec un collègue de travail, parce que c'était tellement quotidien à l'époque et c'était tellement abrasif pour moi, et que ce n'était pas une période très rigolote d’être enfin diagnostiquée, et que tout de suite après, deux mois après, je me sois faite opérer… C'était une opération quand même très lourde. J'avais 30 ans, même pas. Je venais d'être en couple et se faire enlever les deux trompes ce n'était pas anodin dans la vie d'une femme. Forcément, pour moi, ce sera une procréation assistée, ce sera une PMA quoi qu'il arrive si je décide un jour d'avoir un enfant, ça ne sera pas naturel pour moi. Je suis rentrée dans la procédure de congélation d’ovocytes. Et j'avais prévenu mes deux boss, qui sont deux femmes, dont une qui avait fait sa congélation et qui était passée par PMA et tout ça… Donc elle comprenait plutôt la situation. J'avais décidé de faire la piqûre au travail. Donc j'amenais ma petite boîte, mes petites seringues, tous mes petits produits et je faisais ma piqûre à 17h. Comme ça, je la faisais au bureau, aux toilettes, ça me prenait cinq minutes et je revenais, je me remettais au travail et je n'y pensais plus. Et au final, avec les garçons, c'était devenu assez rigolo de se dire « Allez Didine, c'est le moment de la piqûre. Baisse ton pantalon, on va y aller ! » Voilà, c'était devenu un moment assez… assez simple, assez facile, et ça m'a permis de ne pas trop intellectualiser le truc et de ne pas y mettre trop d'affect. J'espère que je n'ai pas été trop… que je n'ai pas été la collègue horrible à vivre quotidiennement, mais je ne crois pas. On est toujours amis à l'heure actuelle, donc je pense que tout va bien ! 80%, cinq récits de handicaps invisibles au travail. Un podcast réalisé par Jeanne Robet et produit par l’Ina, avec les départements des ressources humaines d'Arte, France Télévisions et Radio France.
J'étais au Kosovo avec un ami, un grand reporter très connu. Je ne le citerai pas parce que je crois qu'il n'a pas fait, comme moi, son outing. On était assis tous les deux sur un camion et on voyait une colonne de réfugiés qui arrivait. On devait écrire notre papier pour lui sa radio, moi la mienne, pour le journal de 13 h, et on discutait de ce qu'on voyait, de comment le qualifier. On avait un échange de journalistes sur nos informations, on travaillait ensemble. Et à un moment, je me penche vers ce qu'il écrit. Et là, je vois un geste de recul, je le regarde et je dis : « Toi, tu fais des fautes ! Toi, t'es dyslexique. Je reconnais ce geste. » Il a dit « oui », il s’est marré. Et on s'est montré nos cahiers et on s'est marré, voilà. Je suis Thomas Legrand et je suis journaliste. Je suis dyslexique. Voilà mon handicap invisible. J'ai débuté à la radio et je craignais surtout qu'on regarde par dessus mon épaule et qu'on découvre le pot aux roses. Alors, quand je suis sur le terrain, à la radio, quand j'étais reporter à la radio, j'écrivais le texte sur mon cahier… Et puis peu importe les fautes d'orthographe. A partir du moment où j'ai fait de la presse écrite et qu'il a fallu que je donne des papiers, alors là il ne fallait pas qu'il y ait de fautes. J’écris un texte. Après, je le relis en faisant tous les participes passés. Après, je fais les pluriels. Après, je fais les inversions - je vérifie bien. Et ça c'est le plus dur, les inversions ! Parce que les autres, je connais la règle et voilà. Mais les inversions c'est plus dur parce qu'il y en a que vous ne voyez pas. Celles que vous voyez sont les farfelues, celles qui ne veulent rien dire. Mais il y en a que je ne vois pas. Comme « singe » et « signe ». Comme « linge » et « ligne ». Dès que j'ai un doute, je le fais lire, à ma femme généralement. Depuis que je suis très jeune, je me suis aperçu que toutes mes amoureuses étaient des cadors, de jolies cadors en orthographe, des normaliennes, khâgne, hypokhâgne. Je les choisis comme ça, c'est bizarre. J'ai consulté avec ma mère à un moment des pédopsychiatres et des orthophonistes, parce que mes parents s'évertuaient à me faire faire des dictées. En plus, dans ma famille, on lit beaucoup, il y a plein de livres. Personne ne fait aucune faute. Donc, pourquoi moi je faisais des fautes ? Alors, je faisais des dictées, on me refaisait faire des dictées, et je continuais à avoir zéro, à faire plein de fautes. On a consulté, et un grand pédopsy me reçoit, avec ses élèves en plus, il y avait une dizaine d'étudiants à lui, c’était un professeur. Et puis il me pose des questions, me fait faire des tests. Et il me demande (je devais avoir 12, 13 ans) : « Qu’est-ce que vous voulez faire comme métier ? » Je dis « journaliste ». Il a éclaté de rire, et les étudiants derrière ont rigolé pour suivre. C'était très choquant. Ma mère était très choquée. Elle m'a soutenu, en sortant, elle voyait bien que j'étais un peu détruit et elle m'a dit : « Mais c'est n'importe quoi ! Moi je sais que tu peux y arriver. » Je ne sais pas si elle y croyait, mais quand votre mère vous dit ça, vous avez cet âge-là, ça vous fait la béquille qu'il faut. Je m'interdisais de passer les concours de Sciences-Po, qui m'auraient passionné, le concours du CFJ qui m'aurait passionné. J'ai envoyé des CV partout pour faire des stages, je faisais des stages. Et j'ai fait un stage à RMC, j’étais au service politique parce qu'il y avait une élection en 1988, une élection présidentielle, ils étaient débordés donc j’étais au service politique. Je m'intéressais bien à la politique. Ils ont vu que ça marchait. J'ai fait des sons d’abord, j'ai fait du montage. Les sons, c'est ce qu'on appelait des « bobinos » à l’époque, des interviews, et je ne faisais pas encore de papier. Et donc je suis resté, de stage en stage c'est devenu un CDI et mon directeur de la rédaction a dit : « Toi, t'as pas fait l’école ? T’es étudiant, tu ne veux pas faire une école ? » Alors je dis : « Ben si, mais… » Et il me dit : « Mais c'est pas la peine parce que l'école, c'est pour apprendre à être journaliste. Moi je te garde, je vais t’apprendre à être journaliste. » Donc j'étais très content. J'ai eu de la chance. Et puis voilà, je suis passé de RMC à RTL, et de RTL à France-Inter, vingt ans après. Je n’ai jamais dit à mes employeurs que j'étais dyslexique parce que je leur fournis un travail…ils ne l'ont jamais vu. Alors, à la matinale de France Inter, ceux qui travaillent avec moi de près ont bien vu dans les relances… Nicolas, qui est normalien, les relances que je fais au dernier moment, il voit des fautes, ça fait rire et il est au courant, Nicolas Demorand. Mais je pense que, par exemple, je ne pourrais pas, comme n'importe quel présentateur, découvrir un texte à l'antenne. L’aisance que je peux avoir à l'antenne dans une émission en direct, c'est parce que j'ai écrit et relu. Tout le monde écrit et relit son texte, tous les « flashman » ont relu leur flash. Mais il arrive souvent qu'on apporte une dépêche au dernier moment, et n'importe quel bon « flashman » ou bon présentateur la lit sans problème. Moi, ce serait un peu compliqué. Personne ne s'en aperçoit parce que, une fois que j'ai relu mon texte, je suis à peu près comme tout le monde, avec certainement moins d’aisance quand même à l’oral, mais je fais des émissions toutes les semaines et à les écouter, je ne pense pas qu'il y ait de souci. Mais j'ai ce petit travail en plus, à l'écrit comme à l'oral, surtout à l'écrit. J'ai eu deux « plantages » à l'antenne en inversant - ce n'était pas ce qui était écrit, c’était bien écrit -, mais c'est une inversion à l'oral et ça, ça m'arrive très rarement. Mais ça arrive quand même. Ça fait des choses assez marrantes. J’étais en direct du Conseil des ministres un jour, j'étais à RTL, et il y avait un rapport ministériel qui devait être remis (là je réfléchis pour le dire, parce que j'ai peur de le redire comme je l'ai dit), « au printemps prochain ». Et j'ai dit : « il sera remis au princhemps protain". C'était un rapport sur l'orthographe, justement, un rapport du ministre de l'Education. Donc ça a dû me faire un petit tour au cerveau et j'ai dit ça. Je ne sais pas si c'est une espèce d'émotion parce que c'était un rapport sur l'apprentissage de l'orthographe et qu'il y a toujours ce sentiment, quand vous êtes dyslexique et que vous êtes dans une position où vous ne devriez pas être dyslexique, il y a ce sentiment d’usurpation. Donc ça m'a accablé de faire ce genre de fautes. Ça aurait fait marrer n'importe qui, ça aurait gêné un peu celui qui l'a fait… Moi, ça m'a un petit peu accablé. Et, une autre fois, c'était dans une radio locale. J'ai fait un stage d'un mois et je présentais un flash, et il y a eu l'attentat chez Tati. Tati, c’était un grand magasin, il y a eu un attentat quelques années avant ce flash, mais un blessé de cet attentat est décédé l’été où je faisais un stage. Donc il y avait une dépêche disant qu'il y avait une victime de plus de l'attentat chez Tati et moi j'ai dit : « Une victime de plus de l’attentit chez Tata. » Vous annoncez une chose dramatique de cette façon là, tout le monde était écroulé de rire. Moi, j'étais dans tous mes états. Mais voilà, c'est mes deux seules contrepèteries involontaires. Je crois que quand on est dyslexique, on développe une capacité de contournement, c’est-à-dire qu’on contourne l'obstacle. Quand on contourne l'obstacle, on le voit d'un autre angle, on prend un peu plus de temps, on se débrouille toujours. Quand il faut écrire un mot comme ça sur un papier pour quelqu’un, que vous n'avez pas le temps de corriger, vous le faites un peu en mode médecin. Vous ne savez pas s'il y a deux L, vous faites un truc qui ressemble à un L ou deux L. Vous trouvez des trucs, un petit peu faux-culs, du coup vous contournez. Et quand vous contournez, vous voyez les choses d'un autre angle. En journalisme, le bon angle ou l'angle un peu différent, c'est quelque chose de très important. En tout cas, la politique c'est ce qui est le plus commenté, sur toutes les chaînes, en permanence. Quand vous devez faire un édito politique tous les matins, la première chose que vous vous dites c'est : « Je veux essayer de trouver quelque chose d'original à dire. » Eh bien, je pense avoir une petite agilité pour essayer de voir les choses sous un autre angle, qui n'est pas due à une qualité propre qui serait mienne mais qui est due à un exercice que je fais depuis tout petit : c’est de voir les choses sous un autre angle. Moi, c'est un handicap qu'on peut non seulement masquer, mais qu'on peut pallier facilement. Parce qu'il est peut-être pas trop marqué. Mais je suis certain qu'il développe quelque chose d'invisible aussi. Cette espèce d'acuité peut-être particulière. Je ne sais pas. C'est compliqué parce que je n'arrive pas à savoir… Après, on scrute sa propre personnalité, ses propres défauts et ses propres qualités et on se demande… Il ne faudrait pas non plus tout réécrire à l'aune de ce handicap. Mais j'ose en parler comme d’un handicap, ce qui n'était pas le cas avant. Ceux qui ont surmonté la chose ont un peu le devoir de dire aux gamins et aux parents : « Il y a des façons de surmonter la chose et il y a même des façons, quand ce n'est pas trop prononcé, il y a même des façons de bien vivre avec et de développer des qualités que les autres n'ont pas. » Donc, quand je croise des dyslexiques, des gamins dyslexiques, je leur dis : « Je suis journaliste, je travaille dans la chose écrite, dans la chose orale, dans tout ce qui t’angoisse. C'est possible. » J'y vais à fond ! 80 %, cinq récits de handicap invisibles au travail. Un podcast réalisé par Jeanne Robet, produit par l’Ina, avec les départements des ressources humaines d'Arte, France Télévisions et Radio France.
J'étais avec une collègue avec qui je m'entends très bien et on partait ensemble faire un reportage d'été classique sur les artisans dans un des plus beaux villages de France. Du coup, c'était un sujet hyper chouette sur le papier parce que c'était visuel. Il faisait beau, c'était l'été. Il n'y avait aucune pression. Il se trouve que je n'étais pas bien ce jour-là. Et, en fait, ça a été hyper compliqué, toute la journée. J'étais en crise d’angoisse, je me sentais dans un état de panique intérieure. Et, du coup, pour cacher cette panique, pour arriver à continuer à faire le boulot, je pense que j'ai dû puiser dans mes dernières ressources. Heureusement, là où ça m'a aidée, c'est que la caméra, il y a un côté technique. « Est-ce qu'elle est bien positionnée ? Est-ce que son regard est bien dans l’axe ? Est-ce qu'elle est bien éclairée ? Est-ce qu'elle n'a pas une mèche qui part de travers, qui pourrait faire qu'on n'écoute plus ce qu'elle dit parce qu'à l'image, il y a complètement autre chose ?… » Le fait d'être derrière l’objectif, il y a toujours un filtre entre la réalité que je filme et, entre guillemets, ce qui m'arrive dessus. Et de me raccrocher à la technique, ça m'a peut-être aidée à terminer la journée. Après, le soir, je me suis effondrée. Je m'appelle Anne-Claire Huet, j'ai 33 ans, je suis atteinte de bipolarité et je suis journaliste reporter d'images à France 3 Auvergne. J'ai été diagnostiquée comme bipolaire en février 2020, juste avant le début du confinement. Et la première fois que la psychiatre m'a dit ce terme, je ne l'ai pas du tout accepté. Je lui ai dit : « Non, je fais juste une dépression. Vous êtes très gentille, mais la bipolarité il n'en est pas question. C'est une maladie à vie. Tant que je fais une dépression, je peux en guérir. » Donc, déjà, il m'a fallu beaucoup de temps pour moi accepter le diagnostic. Finalement, la première fois que j'ai vraiment entendu parler de bipolarité avant même d'être diagnostiquée, c'est parce que j'avais couvert le procès d'un homme politique de l'Allier qui avait tiré sur un aubergiste. Et le diagnostic du psychiatre, c'était qu'il était cyclothymique, donc atteint d’une forme particulière de bipolarité. Qu'il était dans un jour où il n'allait pas bien, il avait mélangé l'alcool et les médicaments. Du coup, il avait fini par tirer sur cet aubergiste et le rendre handicapé. Donc quand, plus tard, on m’a dit qu’a priori j’étais bipolaire, je n'avais pas très envie qu'on me dise ça. La bipolarité est considérée comme l’une des huit maladies les plus handicapantes par l'Organisation mondiale de la Santé. Donc, c'est vraiment quelque chose de très handicapant, très lourd et très difficile à vivre. Normalement, ça se caractérise par des phases dépressives et des phases qu’on appelle « maniaques ». Les phases maniaques, c'est des phases d'exaltation. On a plein de projets, on va à 2000 à l’heure. Ou on peut avoir des conduites à risque, prendre pas mal de drogues, d'alcool, etc, et dépenser énormément. Moi, je n'ai pas de phases maniaques à proprement parler. J'ai des phases « hypomaniaques », donc des phases où ça va bien, où j'ai pas mal de projets, où j'ai envie de faire plein de choses. Je me lance dans plein de choses, mais ça va jamais non plus jusqu'à l'excès. C'est pour ça que je n'ai pas été diagnostiquée bipolaire tout de suite. Par contre, j'ai vraiment des phases dépressives. Et dans ces phases dépressives, je suis déprimée. Je ne sors pas de mon lit, j'ai du mal à me lever pour prendre ma douche. J'ai envie de rien, je suis fatiguée, je n'ai aucune envie. Et je fais aussi pas mal de crises d'angoisse. Et alors ça, c'est quelque chose qui me fait vomir, quand je suis angoissée. Et, je ne saurais pas expliquer comment, mais c'est un état qui ne se voit pas forcément à l'extérieur. Mais je suis très très angoissée… J'ai l’impression que j’ai du mal à respirer, mais en fait, je respire très bien. Ou j'ai du mal à me poser, tout va hyper vite dans ma tête, mais des pensées plutôt sombres et négatives. J'ai commencé à sombrer dans la dépression quatre mois après la naissance de mon fils. Et dans un premier temps, je n'allais pas bien chez moi, mais je continuais à aller au travail et, au travail, à donner le change, à ce que ça ne se voit pas. Je n'étais pas souvent en arrêt maladie, mais quand j'étais en arrêt maladie, soit je disais que j'étais malade, sans préciser de quoi… Et puis après, il y a eu le covid, donc là c'était simple de dire : « Ça ne va pas bien, je vais me faire tester. » Je ne voulais absolument pas que le travail soit au courant que j'avais des difficultés d’ordre psychique. Je m'entendais très bien avec notre alternante et elle m'avait confié un jour - on avait 4 h de voiture ensemble -, que son frère était bipolaire. Donc, je crois que c'est la première personne de la rédaction à qui je l'ai dit. Parce que je me suis dit : « De toute manière, elle sait ce que c'est. Donc je n'aurai pas à lui expliquer ». Et je me suis sentie soulagée. C'est finalement pas si difficile. En fait, je pense que j'avais vachement intériorisé… plusieurs personnes, notamment mon entourage familial, me disaient de ne surtout pas le dire, que ça ne regardait pas les autres, que c'était ma vie privée, que c'était intime. Du coup, je pense que j'avais intériorisé une certaine peur du jugement, une certaine peur que, à partir du moment où je disais que j'étais bipolaire, les gens changent de regard sur moi et ne me considère plus comme une personne normale, une collègue avec qui on travaille, qui est là pour filmer. Qu'on ne me voit plus qu'au travers du prisme de la maladie. En fait, ça n'a pas été le cas. Je me suis rendue compte que ne pas le dire faisait se poser des questions aux gens. Notamment parce que j'ai plusieurs collègues qui m'ont rapporté que, comme quand je suis au travail ça ne se voit pas - je suis souriante, je vais bien -, justement, il y a pas mal de collègues qui s'interrogeaient, qui disaient : « Comment ça se fait que quand on voit une journée Anne-Claire elle est souriante, elle va bien, elle a l'air en forme. Et le lendemain, elle disparaît, on ne la voit plus pendant une semaine. » En plus, les périodes où ça allait mal tombaient souvent l’été, donc… « Est-ce qu’elle ne se prend pas des vacances, tout simplement, aux frais de la Sécu ? » L'été 2021, j’ai été très mal. J'ai été absente pendant trois mois. J'étais trois mois en arrêt maladie, ce qui n'était jamais arrivé jusque-là. Et autant avant, quand tu t’absentes une semaine par-ci par-là, on peut dire que c'est la grippe, le covid ou n'importe quoi ; autant trois mois, ça ne tient plus. Du coup, je me suis dit : « Bon, il est temps que je dise clairement ce qu’il se passe. » Et c'est là, en rentrant, que j’ai dit à mon rédacteur en chef que j'étais atteinte de bipolarité. Je ne sais plus si c'est lui qui l'a dit aux RH ou moi… je ne pense pas que c'est moi qui soit allée voir le responsable des ressources humaines. Moi, ça m'a soulagé. Ça m'a ôté un poids parce que, finalement, le côté « faire semblant », c'est quelque chose qui demande énormément d'énergie. Alors que là, s'il y a un jour où je ne vais vraiment pas bien, j'appelle le rédacteur en chef le matin, je dis : « Ecoute, aujourd'hui ça ne va pas, je vais voir le médecin. » Il n'y a aucun jugement dans sa voix. Il ne va pas demander pourquoi, si je ne veux quand même pas essayer de venir ou quoi que ce soit. Je sais que ça va être compliqué pour lui de trouver quelqu'un le matin même pour me remplacer. Mais il ne va rien me dire et moi je pourrais prendre un jour, deux jours, pour me remettre et revenir en forme au boulot. J'ai eu de la chance parce que mes troubles bipolaires sont apparus alors que j'étais déjà en CDI. Je pense que sinon j'aurais été obligée d'abandonner mon rêve d’être journaliste. Le principe de notre métier, c'est que tous les jours on va avoir quelque chose de différent et qu'on ne sait jamais vraiment sur quoi on va tomber. C'est notamment pour ça que j'ai choisi ce métier, parce que je suis curieuse et que ça m'intéresse. Mais ça a un côté, quand on est pas très stable soi, assez déstabilisant. Du coup, j'aime bien les routines au bureau, que tous les matins la journée commence par la conférence de rédaction à 9h. Ensuite, une fois que la conf de rédaction est terminée, je prends le temps de prendre un café avec des collègues. Ensuite, je prépare mon matériel, je vérifie que tout est en place et j'ai toujours la même caméra, souvent la même voiture. Donc, je vérifie que tout est bien en place, tout est bien en ordre et du coup, c'est des tout petits trucs mais qui font qu'il y a un tout petit peu de stabilité dans ma journée qui va changer tous les jours. Pour l'instant, j'ai arrêté d'être rédactrice, chose qui me permet d'avoir beaucoup moins de stress et d'être plus… d'être mieux au boulot. Mais c'est vrai qu'il y a des moments où ça me manque parce qu'il y avait des sujets qui me tenaient à cœur, que je continue à caler, mais je vais les faire comme caméraman et ce n’est pas moi qui vais poser les questions. Et des fois, ça peut être un peu frustrant parce qu'on verrait les choses d'une autre manière. Mais je me dis aussi que j'ai le temps, que je suis encore jeune. Peut-être que dans quelques années, quand je serai encore plus stabilisée… Si, si… si ça fait cinq ans que je n'ai pas refait de grave épisode dépressif, les choses pourront peut-être évoluer. Après, je pense qu'il vaut mieux que, pour moi comme pour tout le monde, je ne devienne pas rédactrice en chef un jour ! Ce serait beaucoup trop de pression. Peut-être que de la part de ma hiérarchie - mais peut être que je me trompe -, peut-être qu'on ose moins me confier de dossiers importants, de peur de se dire : « Est-ce qu'elle va avoir les épaules pour, ou pas ? » Je ne sais pas. Après, c’est peut-être des fois juste des hasards du planning, j'en sais rien. Ou le fait que je sois à 80 % aussi, je passe à côté de certaines opérations. Je craignais vraiment d'être définie plus que par la bipolarité et ça, ça m'aurait soulée. C'est notamment vis à vis de mon rédacteur en chef. Lors d'un de mes entretiens annuels, c’était une période où ça n’allait pas bien, et il ne m'a parlé que de ma santé mentale, et pas du tout de mon travail. Et je suis ressortie de là (ça avait duré je pense trois quart d’heure)… j'étais furieuse. Parce qu'en fait, ma santé mentale, j'en discute déjà avec ma psychiatre, j’en discute déjà avec ma psychologue. J'en discute avec mon mari, avec mes amis, avec ma famille. Et je n’ai pas besoin que quelqu'un d'autre me dise ce que je dois faire, ou comment je dois considérer la vie, ou des conseils sur… En plus, c’était assez intrusif, c'était même : « Je sens que tu es très accrochée à ton fils, tu devrais peut-être en avoir un deuxième. » Enfin, lâche mon utérus ! Et puis je n'étais pas là pour parler de ça. J'avais envie qu'on me dise : « Ton travail, comment ça se passe ? » Et je sais que l'année suivante, j'ai passé mon entretien annuel avec un autre rédacteur en chef qui m'a parlé de mon travail, qui m'a dit d'ailleurs : « Que tu ailles bien ou que tu ailles mal, ça ne se ressent pas sur son travail, ça ne se voit pas sur tes images. » Et à la fin de l'entretien annuel, il m'a dit : « Bon, je prends cinq minutes, tu n’es pas obligée de me répondre. Est-ce que ça va bien en ce moment ? » 80%, cinq récits de handicaps invisibles au travail. Un podcast réalisé par Jeanne Robet et produit par l’Ina, avec les départements des ressources humaines d'Arte, France Télévisions et Radio France.