Faites l'essai...

Brice de Villers

Une émission entièrement consacrée aux essais, de la littérature à la philosophie en passant par toutes les sciences humaines.

27/03/2024
28/02/2024
28/06/2023
Auteur d’une vingtaine de livres et de plusieurs centaines d’articles, parent de Bergson et de Proust, ami de Drieu la Rochelle et de Malraux, Emmanuel Berl a occupé une place importante dans la littérature de l’entre-deux-guerres. Modèle d’esprit critique, sans conformisme ni dogmatisme, il est un représentant très original de la pensée libérale. Il est aussi, par l’acuité de son jugement et la limpidité du style, un grand moraliste français. Essayiste, historien, pamphlétaire, journaliste politique, écrivain d’art, mémorialiste, Berl a touché à beaucoup de genres. Il passe de Tamerlan à l’affaire Dreyfus, d’un cours de Bergson à une lecture de Simone Weil, de la sagesse de Goethe à l’amour chez Proust, de la Kabbale à la psychanalyse. À travers mille anecdotes, portraits, souvenirs ou citations, il s’interroge aussi sur l’oubli, le progrès, le langage, la culture, la révolution, la mort. Il avait un goût extrême de l’amitié. Dans les hommages qu’il a rendus à tel ou tel de ses amis – Daniel Halévy, Martin du Gard, Camus et bien d’autres –, c’est lui que nous voyons comme dans un miroir. Dans ces textes, classés par thèmes mais si divers, on trouvera le meilleur de Berl. Car il n’est jamais plus frappant que quand il réagit à une lecture ou à un événement, passe de la réaction à la réflexion et s’élève avec facilité à l’essentiel. Lalecture de Berl est l’une des plus enrichissantes qui soient, souligne Bernard de Fallois dans sa préface. Elle nous permet de rencontrer l’un des esprits les plus complets, les plus intelligents, les plus justes de notre temps.
La directrice du lycée de Beer Sheva eut ce jugement définitif sur le petit Élie : « Ah, celui-là, c'est un bon à rien ! Il faudra lui dénicher une institution à poigne, sinon ça finira mal pour lui... » Le « bon à rien » a fait mentir la pythie du désert : il sera historien, essayiste, chroniqueur, journaliste, diplomate, professeur d'histoire de l'Occident moderne, intellectuel public et homme d'action. Il est l'enfant des deux tragédies du XXe siècle : un père né en Bessarabie, officier dans l'Armée rouge et combattant sur le front de l'Est (Leningrad, Moscou, Stalingrad) puis emprisonné par la Securitate en Roumanie pour « cosmopolitisme » ; une mère qui a survécu à la déportation mais y a perdu deux enfants et sa santé mentale... En 1961, son père reçoit enfin le « certificat de voyage » tant espéré. Une nouvelle vie commence : après un séjour d'un an dans un kibboutz au nord du Néguev, le jeune adolescent travaille pour payer ses études au collège français Saint-Joseph de Jaffa. Incorporé dans Tsahal comme parachutiste, il participe à la guerre des Six-Jours, puis, comme réserviste, à la première guerre du Liban. À l'Université Hébraïque de Jérusalem, puis à Tel-Aviv, il se passionne pour la séquence qui va de la fin du Moyen Âge à la Révolution française et passe sa thèse de doctorat d'histoire à la Sorbonne. La France devient sa « seconde patrie intellectuelle et affective ». Membre du comité central du parti travailliste israélien, il décline le poste de chef de cabinet de Shimon Peres et tourne ainsi le dos à une carrière politique prometteuse. Mais il sera nommé ambassadeur d'Israël en France en 2000. Cofondateur du musée de l'Europe à Bruxelles, il sera « le plus israélien des Européens et le plus européen des Israéliens ».
"Tu tires des récits de tes vices, tu rêves des doubles pour tes démons" : c'est ainsi que Nathan Zuckerman, la créature de papier de Philip Roth, décrit son entreprise d'écriture dans La Leçon d'anatomie. Apparu sous la plume de l'écrivain Peter Tarnopol dans Ma vie d'homme (1974), ce double assumé du fictif Tarnopol et de Roth, lequel les invente tous deux en vertu d'un processus de création fait de reflets et de répliques, prend pour ainsi dire vie dans le premier cycle romanesque qui lui est consacré, Zuckerman enchaîné.Cette série de romans - une trilogie et son épilogue - offre à Roth l'occasion d'exposer les métamorphoses de la subjectivité. Elle met en scène quatre moments-clefs de la carrière de Zuckerman : la relation de l'aspirant écrivain avec son mentor (L'Écrivain fantôme, 1979) ; le romancier devenu une célébrité et la victime de son succès (Zuckerman délivré, 1981) ; l'homme souffrant de douleurs mystérieuses en pleine crise de la quarantaine, rattrapé à la fois par la complexité de sa vie amoureuse et sexuelle et par la mort de ses parents (La Leçon d'anatomie, 1983) ; l'homme de lettres privilégié face aux intellectuels de l'Europe de l'Est communiste (L'Orgie de Prague, 1985).On retrouvera Zuckerman dans La Contrevie (1986), un "labyrinthe de miroirs" (Philippe Jaworski), et un chef-d'oeuvre de virtuosité, qui est en quelque sorte la réponse de Roth au postmodernisme américain incarné notamment par Thomas Pynchon. Un brouillon donne à penser que le roman aurait pu être intitulé Tu dois changer ta vie ; "Tout peut arriver, et c'est précisément ce qui arrive : tout."Pendant la période de création couverte par ce volume, Roth explore la frontière poreuse entre réalité et fiction. S'il occupe le devant de la scène jusqu'en 1986, Zuckerman n'est pas l'unique alter ego de l'auteur. Émerge en effet un nouveau personnage (de fiction ?) nommé Philip ou Philip Roth. Il dialogue avec Zuckerman dans Les Faits (1988), sous-titré "Autobiographie d'un romancier" ; avec des femmes dans Tromperie (1990), roman tout entier construit en dialogues - "la bande-son d'un roman sans images", selon Ph. Jaworski -, tandis que Patrimoine (1991), récit de la maladie et de la mort du père (non plus celui de Zuckerman, celui de Roth), est présenté comme "Une histoire vraie".Les faits seraient-ils enfin débarrassés de leur gangue de fiction ? À la fin de la lettre que le Roth des Faits écrit à son lecteur Zuckerman, il admet que les "faits" sont en réalité des souvenirs déjà retravaillés. Ses expériences personnelles et son passé ne prennent forme et sens qu'une fois racontés. Et c'est à un personnage de fiction, l'inévitable Zuckerman donc, que Roth confie le soin de porter un jugement sur son manuscrit "autobiographique". L'autobiographie est sans doute "le genre le plus manipulateur dans toute la littérature", estime Zuckerman. C'est le moins que l'on puisse dire.
Marcel Conche occupe parmi les philosophes français une place singulière. C’est l’un des meilleurs spécialistes de la philosophie grecque qu’il a longtemps enseignée en Sorbonne. Simultanément, il a élaboré une pensée originale, prenant pour objets principaux la nature, l’homme et la morale. Au sein d’une œuvre foisonnante portée par un style d’une rare limpidité, ce volume offre un parcours cohérent et représentatif de la diversité des thèmes abordés par Marcel Conche. Il regroupe ses textes d’historien, fin connaisseur d’Héraclite et d’Épicure, ainsi qu’un ouvrage original sur Montaigne considéré avant tout comme un philosophe de la « conscience heureuse ». Il permet de mieux saisir les jalons fondateurs de sa propre théorie philosophique, où Conche s’attache aussi bien à la question du temps, de la mort, de la souffrance des enfants, du monde et de l’apparence, qu’à celle de son athéisme original et de sa vision profondément naturaliste de l’homme et de son environnement. Marcel Conche est un « sage », qui a cherché toute sa vie à développer une véritable pensée pratique, préoccupée des normes qui nous aident à bien vivre et nous obligent à respecter la morale, dont il développe une approche peu commune, fondée sur le dialogue entre les hommes. Il a été enfin l’un des premiers philosophes contemporains à se soucier de l’avenir de la nature et à plaider pour sa protection, anticipant l’une des grandes questions de notre temps.
Un double essai aujourd’hui : un essai de lecture et un essai de relecture. Deux essais pour deux auteurs de la même origine, même si plusieurs siècles les séparent, Dante et Gramsci. Commençons par l’essai de lecture des Cahiers de prison de Gramsci, ou plutôt d’une anthologie des 29 cahiers, que ce responsable éminent du Parti communiste italien, à la fondation duquel il a puissamment contribué dès 1919, dans le sillage de la révolution bolchévique d’octobre 1917, cahiers donc qu’il a rédigé durant ses 11 ans de captivité, de 1926 à 1937. Pourquoi parler d’un essai de lecture ? Avant tout pour découvrir qui était vraiment Gramsci, et le dépouiller des lourds oripeaux dont l’a affublé la postérité politique de tous bords, gauche et droite confondue. Gramsci, Cahiers de prison, anthologie - éditions Folio-Gallimard. Gramsci pouvait également se faire philologue et lecteur critique d’un passage du chant 10 de l’Enfer de Dante. Le monument de La divine comédie est certainement plus familier, et c’est pourquoi on peut peut-être parler de relecture. Celle-ci est rendue possible par la nouvelle édition parue dans la Bibliothèque de la Pléiade, qui a le mérite de reprendre la très belle traduction de Jacqueline Risset, mais aussi d’étoffer le texte de Dante d’un appareil critique nouveau qui prend appui sur sept siècles de lectures aussi bien que sur les recherches les plus récentes. Dante, La divine comédie, Bibliothèque de la Pléiade.
D’où vient ce sentiment diffus, de plus en plus oppressant et de mieux en mieux partagé, d’un retard généralisé, lui-même renforcé par l’injonction permanente à s’adapter au rythme des mutations d’un monde complexe? Comment expliquer cette colonisation progressive du champ économique, social et politique par le lexique biologique de l’évolution? La généalogie de cet impératif nous conduit dans les années 1930 aux sources d’une pensée politique, puissante et structurée, qui propose un récit très articulé sur le retard de l’espèce humaine par rapport à son environnement et sur son avenir. Elle a reçu le nom de «néolibéralisme» : néo car, contrairement à l’ancien qui comptait sur la libre régulation du marché pour stabiliser l’ordre des choses, le nouveau en appelle aux artifices de l’État (droit, éducation, protection sociale) afin de transformer l’espèce humaine et construire ainsi artificiellement le marché : une biopolitique en quelque sorte. Il ne fait aucun doute pour Walter Lippmann, théoricien américain de ce nouveau libéralisme, que les masses sont rivées à la stabilité de l’état social (la stase, en termes biologiques), face aux flux qui les bousculent. Seul un gouvernement d’experts peut tracer la voie de l’évolution des sociétés engoncées dans le conservatisme des statuts. Lippmann se heurte alors à John Dewey, grande figure du pragmatisme américain, qui, à partir d’un même constat, appelle à mobiliser l’intelligence collective des publics, à multiplier les initiatives démocratiques, à inventer par le bas l’avenir collectif. Un débat sur une autre interprétation possible du sens de la vie et de ses évolutions au cœur duquel nous sommes plus que jamais.
« Nous avons besoin aujourd’hui d’un humanisme vital. Et cela nous ramène à la “valeur” de l’humain qui est la condition de tout humanisme et sur laquelle on s’est beaucoup trompé. Car cette “valeur” n’est pas une propriété simple qui excepterait l’humain du vivant ou qui pourrait être écrasée par lui. Elle réside plutôt dans des inventions humaines, réponses toujours perfectibles à tous les dangers vitaux à la fois. Ainsi, cet humanisme est vital non seulement parce qu’il situe l’humain dans le vivant, mais parce qu’il le considère comme nécessaire et urgent, pour la vie de tous les vivants. L’humanisme suppose encore autre chose: un accès universel à tous les humains. Or, ici, nous partageons bien quelque chose mais n’est-ce pas d’abord une inquiétude? Oui, en effet. C’est même ce qui m’a poussé à vous écrire. Mais je savais, dès que je m’y suis engagé, que cela nous permettrait aussi de rejoindre nos joies.» F. W. Dans ces lettres adressées à une amie «inquiète et qui sait penser», Frédéric Worms explique pourquoi l’humanisme vital est la réponse philosophique aux dangers de notre temps. Frédéric Worms est professeur de philosophie contemporaine à l’École normale supérieure, dont il est directeur adjoint depuis 2015, et l’auteur remarqué d’ouvrages de philosophie. Il est membre du Comité consultatif national d’éthique et l’un des producteurs, sur France Culture, de l’émission Matières à penser.