Instants d'histoire

Jean-Pierre Guéno

Cette émission, très courte, raconte une anecdote ou même un événement historique sous forme résumée.

11/02/2023
La mémoire de la négritude. Nous vivons l’ère du wokisme et de la cancel culture. En effaçant le mot «nègre» du vocabulaire nous favorisons l’oubli du commerce triangulaire, de l’esclavage et de la discrimination. Certains sont allés jusqu’à débaptiser «Dix petits nègres» le roman d'Agatha Christiepublié ennovembre1939auRoyaume-Uniet en1940enFrance, à une époque où l’apartheid sévissait aux USA comme en Afrique du Sud. Le roman a été rebaptisé «Ils étaient dix» en 2020! Il a fallu attendre 1964 pour quel’effectivité de l'égalité desdroits civiquesdesAfro-Américainsgarantis par laConstitution des États-Unisau lendemain de laguerre de Sécessionne soit plus contournée dans l’ensemble des Etats-Unis. Le titre d'Agatha Christieétait à sa manière porteur d’histoire. De la même façon, il n’est plus question de parler de «nègre littéraire»: pirouette cacahuète, on ne parle que de «Ghost Writer» ou de «plumes». Certains mots deviennent des fantômes, des ectoplasmes. La négritude fait pourtant partie de l’identité culturelle des noirs et des discriminations dont ils ont été si longtemps victimes. Faut il faire oublier qu’elleest un courantlittéraireet politique, créé durant l'entre-deux-guerres, rassemblant des écrivainsfrancophonesnoirs, commeAimé Césaire,Léopold Sédar Senghor, les sœursPauletteetJeanne Nardal, Jacques Rabemananjara,Léon-Gontran Damas,Guy Tirolien,Birago DiopetRené Depestre. Lié notamment à l'anticolonialisme, le mouvement a influencé par la suite de nombreuses personnes proches dunationalisme noir, s'étendant bien au-delà de l'espace francophone. La notion d’«écrivain fantôme» n’a plus rien à voir avec celle de «nègre littéraire». C’est en vérité le sens des mots qui disparait. Nous gardons le pouvoir de sourire: on dit qu’Alexandre-Dumas fils disait à propos de son père: «Dumas? Un mulâtre qui a des nègres». Ainsi, Gérard de Nerval,Théophile Gautier,Octave Feuillet,Jules Janin,Eugène Sue,Anicet-Bourgeois,Paul Bocageauraient figuré parmi les écrivains fantômes de celui que Mirecourt désignait comme«le premier homme de couleur à avoir des nègres blancs». Les écrivains peuvent être victimes de leurs nègres littéraires: lorsque ces derniers donnent dans le plagiat, ils sont parfois obligés de révéler leurs nègres pour ne pas être accusés de pillage intellectuel. Il y a à Champagney, dans la Région Bourgogne-Franche-Comté, une maison «de la négritude et des droits de l’homme» parce que Champagney fut l'une des rares communautés villageoises françaises à condamner l'esclavage et à en demander l’abolition dans l’article 29 du cahier de doléances, dit "Vœu de Champagney", pour la convocation des États Généraux de 1789. Le seul noir connu des habitants se trouvait alors sur un tableau de leur église représentant l'adoration des Mages. Il s'agissait du roi Balthazar... Faudrait-il avoir la bêtise de débaptiser ce lieu de mémoire parrainé par Léopold Sédar Senghor? Jean-Pierre Guéno
Les 12 étoiles du drapeau de l’Europe n’ont un sens que dans leur multiplicité. Elles ont mis un terme à un siècle de barbarie qui a poussé des élites dévoyées et hantées par leur avidité coloniale à instrumentaliser les peuples européens pour qu’ils se déchirent et à réimporter dans les frontières de l’Europe toute la violence sanguinaire de la guerre coloniale qui a ravagé le monde à partir de 1830. Il faut relire Paroles de poilus et le propos visionnaire de Martin Vaillagou adressé depuis le front à ses très jeunes fils daté du 26 août 1914: «Vous travaillerez toujours à faire l’impossible pour maintenir la paix et éviter à tout prix cette horrible chose qu’est la guerre. Ah! la guerre quelle horreur!… villages incendiée animaux périssant dans les flammes. Etres humains déchiquetés par la mitraille : tout cela est horrible. Jusqu'à présent les hommes n’ont appris qu'à détruire ce qu'ils avaient créé et à se déchirer mutuellement. Travaillez, vous, mes enfants avec acharnement à créer la prospérité et la fraternité de l'univers.» Il faut relire Paroles de poilus et le propos visionnaire de Louis Barthas daté de février 1919: «Ah ! si les morts de cette guerre pouvaient sortir de leur tombe, comme ils briseraient ces monuments d’hypocrite pitié, car ceux qui les y élèvent les ont sacrifiés sans pitié. Souvent je pense à mes très nombreux camarades tombés à mes côtés. J’ai entendu leurs imprécations contre la guerre et ses auteurs, la révolte de tout leur être contre leur funeste sort, contre leur assassinat. Et moi, survivant, je crois être inspiré par leur volonté en luttant sans trêve ni merci jusqu’à mon dernier souffle pour l’idée de paix et de fraternité humaine.» Il faut relie enfin les stances de Jean Giono polytraumatisé de la bataille de Verdun:«Je te reconnais, Devedeux qui a été tué à côté de moi devant la batterie de l'hôpital en attaquant le fort de Vaux. Ne t'inquiète pas, je te vois. Ton front est là-bas sur cette colline posé sur le feuillage des yeuses, ta bouche est dans ce vallon. Ton œil qui ne bouge plus se remplit de poussière dans les sables du torrent, Ton corps crevé, tes mains entortillées dans tes entrailles, est quelque part là-bas sous l'ombre, comme sous la capote que nous avons jetée sur toi parce que tu étais trop terrible à voir et que nous étions obligés de rester près de toi car la mitrailleuse égalisait le trou d'obus au ras des crêtes. Je te reconnais, Marroi, qui as été tué à côté de moi devant la batterie de l'hôpital en attaquant le fort de Vaux. Je te vois comme si tu étais encore vivant, mais ta moustache blonde est maintenant ce champ de blé qu'on appelle le champ de Philippe. Je te reconnais, Jolivet, qui as été tué à côté de moi devant la batterie de l'hôpital en attaquant le fort de Vaux. Je ne te vois pas car ton visage a été d'un seul coup raboté, et j'avais des copeaux de ta chair sur mes mains, mais j'entends, de ta bouche inhumaine, ce gémissement qui se gonfle et puis se tait. Je te reconnais, Veerkamp, qui as été tué à côté de moi devant la batterie de l'hôpital en attaquant le fort de Vaux. Tu es tombé d'un seul coup sur le ventre. J'étais couché derrière toi. La fumée te cachait. Je voyais ton dos comme une montagne. Je vous reconnais tous, et je vous revois, et je vous entends. Vous êtes là dans la bruine qui s'avance. Vous êtes dans ma terre. Vous avez pris possession du vaste monde. Vous m'entourez. Vous me parlez. Vous êtes le monde et vous êtes moi. Je ne peux pas oublier que vous avez été des hommes vivants et que vous êtes morts, qu'on vous a tués au grand moment où vous cherchiez votre bonheur.» Les morts ne sont la propriété d’aucune nation. Et c’est plus vrai encore lorsqu’ils sont la conséquence de nos guerres ou de nos pandémies. Tous sont les enfants de la terre qui les porte avant de les engloutir de façon plus ou moins prématurée suivant les tristes caprices et les horribles tragédies de notre histoire.
Les terroristes de la pensée sont des gens qui font passer les différences pour des incompatibilités. Longtemps l’église et la religion catholique qui ont façonné mon berceau spirituel ont été tristement redoutables et toxiques dans ce domaine. En France, mais pas que, l’inquisition a embrasé plus d’un siècle les épisodes d’un odieux thriller national dont Jeanne d’Arc pourtant si souvent récupérée par des catholiques radicalisés, fut l’une des principales victimes, en étant brulée à l’égal d’une sorcière. Hérésie, dogme, autodafé, torture, bûcher, supplice, dislocation, brûlures, mutilations, aveux, confessions, rétractations, tels sont les mots clef d’une calamité qui a également touché l’Espagne et le Portugal, avant de franchir les mers, et qui relève d’un état d’esprit qui fait encore aujourd’hui des adeptes. L’inquisition est un fléau qui ne se contentait pas de toucher les vivants mais qui cherchait à effacer jusqu’à la mémoire des morts en démembrant les corps consumés de ceux qu’elle avait martyrisé, en brisant leurs os et en jetant dans un second brasier des morceaux de leurs dépouilles pour que leurs cendres soient dispersées dans les eaux courantes d’une rivière ou d’un fleuve. Ce programme « nacht und nebel » avant la lettre nazie soulignait la capacité des inquisiteurs à essayer de radier les conséquences de leurs méfaits de la mémoire humaine. Que les bourreaux en aient été des prêtres, des religieux, des nazis, des staliniens, des maoïstes ou des talibans, tous sont arrivés à imposer des dogmes par la terreur et par la persécution et à inciter des enfants à dénoncer et donc à renier leurs propres parents. Le fanatisme n’a épargné aucune religion. Au temps de l’inquisition, des catholiques qui se prétendaient chrétiens en sont venus à crucifier leur prochain ! L’église catholique a préféré canoniser nombre de tortionnaires de l’inquisition plutôt que de célébrer la mémoire des martyrs qu’elle avait suppliciés avant de les éliminer. Mais les religions n’ont pas le monopole de l’inquisition. Pierre Chaunu nous a rappelé que la Révolution française avait fait plus de morts en un mois au nom de l’athéisme que l’Inquisition au nom de Dieu pendant tout le Moyen-Âge et dans toute l’Europe. Les inquisiteurs ont toujours été des sortes de commissaires politiques, de magistrats honteux. Il est intéressant de rappeler la définition que l’on donnait de l’inquisiteur au 17ème siècle : « Officier d'un tribunal estably contre les Juifs, Les Mores & les Heretiques, pour s'enquerir de ceux qui pechent contre la Foy. » Les juifs et les arabes étaient déjà ciblés. Les inquisiteurs ont toujours cherché des victimes expiatoires afin d’expier, de vivre leurs névroses paranoïaques par procuration. Jean-Pierre Guéno
Le lien vertigineux de l’ADN « DNA Drive » : c’est une des réalisations qui va révolutionner le stockage et la transmission de la mémoire humaine au cours du 21ème siècle. On vient en effet de produire deux minuscules capsules contenant des brins d’ADN de synthèse, sur lesquels ont été stockées la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, cette dernière rédigée par Olympe de Gouges en 1791. Les capsules ont été déposées dans l’armoire de fer des Archives nationales à Paris, aux côtés des originaux et d’autres textes emblématiques comme la Constitution de 1958 ou le testament de Napoléon. La boucle est bouclée : l’homme a d’abord maîtrisé la mémoire de ses origines lorsqu’il est devenu capable de séquencer et de décoder la chaîne de l’ADN. Il est à présent capable de projeter cette mémoire vers l’avenir en la transformant en ADN. Dans le futur, foi de Big Data, toutes les données du monde pourront être stockées dans un volume dérisoire équivalent à celui d’une tablette de chocolat. La technologie consiste à transformer une donnée numérique binaire (le document sur papier encodé sous un fichier constitué de 0 et de 1), en donnée quaternaire : les lettres A, T, C et G. Ces lettres sont les briques de l’ADN, le support de l’information génétique qui se transmet de génération en génération, sur plusieurs dizaines de milliers d’années. L’information numérique ainsi convertie est stockée sur des grandes molécules – comme le fait le vivant – copiées des milliards de fois. L’ADN réécrit est ensuite lyophilisé et, pour lire l’information, il suffit de rajouter une goutte d’eau. On peut ensuite récupérer le fichier via un séquenceur d’ADN. La stabilité est garantie pendant plus de 50.000 ans. Au diable les grands centres frigorifiés énergivores et carbonifères stockant les données du Big Data : ils étaient déjà plus de 8 100 centres répertoriés dans le monde au mois d'octobre 2021, et contribuent au réchauffement de notre planète. C’est une équipe française qui est à l’origine de « DNA Drive », le stockage « bio-inspiré » sur ADN. Elle est dirigée par Stéphane Lemire, Directeur de recherche au CNRS Expert en biologie moléculaire et en biologie synthétique et par Pierre Crozet. Vive la Sorbonne nouvelle ! Il faudrait citer encore les équipes d’Alessandra Carbone et de Teresa Teixeira. Après le dépôt des deux déclarations des droits, il serait judicieux de faire que le troisième document immortalisé dans l’ADN soit le manuscrit du Petit Prince, l’ouvrage d’Antoine de Saint-Exupéry le plus traduit dans le monde après la Bible et le Coran. « DNA Drive », c’est le triomphe de l’hérédité et de la transmission. L’homme n’a pas fini de décoder le vivant pour engendrer le vivant. C’est là sans doute la plus grande révolution du développement durable générée par l’homme au moment même où ses modes de vie menacent sa pérennité. Nous savons à présent que sa mémoire lui survivra. Jean-Pierre Guéno
Le sang de Robespierre Paul François Jean Nicolas de Barras, dit le Vicomte de Barras, était né le 30 juin 1755 à Fox-Amphoux, non loin de Saint-Maximin la Sainte Baume dans une famille de vieille noblesse provençale. C’est lui qui va superviser l’arrestation de Robespierre sous la terreur en 1794. Il y a toujours une tache de sang sur un trésor d’archive du Musée Carnavalet, à Paris. 27 juillet 1794: on arrête Robespierre et ses amis, mais personne n’ose les incarcérer. La Commune de Paris prend fait et cause en leur faveur. Les insurgés en liberté se réfugient à l’Hôtel de Ville pour y constituer un gouvernement provisoire.Ils sont à nouveau condamnés à mort par les députés. Vers deux heures du matin, une troupe dirigée par le député Barras envahit les lieux pour en finir. Au moment mêmeoù Robespierre est le dernier à signer son nom au bas d’un appel à l’insurrection des parisiens, la porte de la salle qui les héberge vole en éclats. Le député Le Bas se suicide; le frère de Robespierre saute par une fenêtre et se brise la jambe. Robespierre reçoit une balle dans la mâchoire sans que l'on sache précisément si le gendarme nommé «Merda» vient de tirer sur lui ou si Robespierre vient d’essayer de se suicider.Il s’écroule, et tache de son sang la feuille de papier où il vient d’inscrire les deux premières lettres de sa signature: «R» et «O» … Les chirurgiens le «réparent» sommairement, avant de le laisser partir vers l’échafaud… Robespierre est exécuté le lendemainavec une vingtaine de condamnés. Leurs vingt-deux têtes sont placées dans un coffre, et leurs troncs rassemblés sur une charrette. On jette le tout dans une fosse commune du cimetière des Errancis où l’on répand de la chaux, afin d’effacer toute trace,en oubliant la fameuse tâche de sang qui immortalise l’instant de l’arrestation de Robespierre.
Une uchronie est une reconstruction fictive de l’histoire, relatant les faits tels qu’ils auraient pu se produire. Et si tout le monde avait menti? Et si la femme avait été la source de toute vie: «Eve» en anglais, «l’aube de l’humanité.» Et si Dieu avait été la mère et non le père de cette humanité? Et si la femme, parce qu’elle a tout créé, était seule en mesure de changer le monde et de nous faire changer? Quand la parole se fit chair, elle aurait pu avoir le sourire de Marie. La mère universelle. Et Marie aurait pu à son tour engendrer le sourire de l’enfant. La première parole de l’humanité ne pouvait être que le verbe aimer. Et le verbe «aimer» c’est l’anagramme de «Marie». Et si la femme était la source de toutes les sources? Et si elle était la source de toute lumière? Et si elle était à la fois le symbole de la naissance et celui de la renaissance? Et si elle était à la fois la source, le cours et l’embouchure de la vie? Son estuaire et son delta, suivant que ce soit le fleuve ou que ce soit la mer qui domine la rencontre de l’eau douce et de l’eau salée. Et si la femme était la vérité? L’essence de toute chose? Le cordon que l’on ne tranche pas. Et si nous n’étions que la conséquence de son apparition? Et si elle était le premier souffle, celui qui provoque les autres? Et si elle était la clef du destin, de la musique et des âmes? Et si elle était le parfum de l’existence? Et si elle était la promesse fondamentale? Et si elle était le lien, entre le premier souffle et le dernier soupir? Celui qui nous donne un sens? Et même quand elle semble avoir disparu, et même quand elle semble s’en être allée, et même quand tout paraît fini, nous savons que tout notre corps a été modelé dans la glaise où elle dort, et que par elle, avec elle et en elle, tout pourrait recommencer. Jean-Pierre Guéno
Les dessins noirs de Dreyfus. Le 15 octobre 1894 le capitaine Alfred Dreyfus, français d’origine juive et alsacienne, est arrêté est accusé d’avoir livré aux Allemands des documents secrets. Il est jugé, dégradé le 5 janvier 1895, déchu de tous ses droits, condamné au bagne à perpétuité et déporté en mars 1895 à l’Ile du Diable dans les îles du salut. Il y passe 1517 jour, entre le 13 avril 1895 et le 9 juin 1899, enfermé dans une ancienne léproserie dans laquelle on lui cache la vue de la mer. Il y est mis aux fers chaque nuit à l’automne 1896 à la suite d’une fausse rumeur d’évasion. Torturé psychiquement, accablé par une oisiveté imposée, oppressé par la captivité tout comme par l’injustice qui le frappe, l’officier innocent du crime dont on l’accuse ne cesse résister par l’esprit, de tenir son journal, de lire et d’écrire à sa femme Lucie. Il demande régulièrement la révision de son procès et passe des heures à couvrir des dizaines cahiers de milliers de dessins identiques et obsessionnels qui font penser aux circonvolutions d’un cerveau. Cette monomanie qui pourrait sembler effrayante lui permet en fait de canaliser ses pensées, de tuer le temps et d’essayer de ne pas devenir fou. Il n’imagine pas qu’il va devoir attendre encore plus de quatre ans un nouveau procès et plus de onze ans sa réhabilitation. L’armée continuera à le poursuivre de sa rancune. Nommé commandant d’artillerie, et non pas lieutenant-colonel, il est mis à la retraite en 1907, victime d’unattentatpar balles en 1908 et blessé au bras lors de la cérémonie de transfert auPanthéondes cendres d’Émile Zola, son défenseur. Mobilisé pendant laPremière Guerre mondiale, en tant que chef d’escadron d’artillerie de réserve, il participe aux combats duChemin des Dameset deVerdun. Enseptembre 1918, il est élevé au grade delieutenant-colonelet promuofficier de la Légion d’honneur en 1919. Mort en 1935, Alfred Dreyfus aura connu les humiliations infligées au Général de Gaulle par Philippe Pétain 5 ans plus tard: déchéance de sa nationalité, dégradation, déchéance de ses droits civiques et de ses biens, avec en prime pour Charles de Gaulle la peine de mort.
La sœur et le stylo d’Anne Frank On parle souvent d’Anne Frank, auteur d’un journal intime qui compte parmi les plus célèbres et les plus tragiques du monde et qui est une illustration emblématique de la Shoah. On oublie souvent sa sœur aînée Margot, cachée avec elle, déportée avec elle et morte quelques jours avant elle.Anne Frank a écrit son célèbre journal intime sur un carnet offert pour ses 13 ans puis dans des cahiers. On y trouve une «ode à son stylo» Montblanc, datée du 11 novembre 1943, adressée à «Kitty», son amie imaginaire: «Mon stylo a toujours été pour moi une chose très précieuse ; je l’ai beaucoup apprécié, surtout à cause de sa grosse plume. Je l’ai reçu lorsque j’avais neuf ans. Il est arrivé, enveloppé d’ouate dans un petit colis postal avec la mention «échantillon sans valeur». Il venait d’Aix-la-Chapelle, d’où me l’envoyait Grand-mère, ma bonne fée. Le glorieux stylo, blotti dans son étui de cuir rouge, faisait l’admiration de toutes mes amies. A l’âge de dix ans, on me permit de l’emporter à l’école et l’institutrice consentit à ce que je m’en serve… A treize ans, le stylo m’a suivie. Depuis lors, il a galopé comme un pur sang sur mon journal et sur mes cahiers.» Un jour, le stylo d’Anne Frank a été brûlé par mégarde avec des épluchures: «Il me reste une consolation, mon stylo a été incinéré et non enterré ; j’en espère autant pour moi.» nous dit-elle alors dans son journal… Le souhait d’Anne n’a pas été exaucé. Elle n’a pas été incinérée. Comme sa sœur Margot, elle n’est pas morte gazée. Elle est morte du typhus et repose comme elle dans la fosse commune de Bergen Belsen. Dans son journal, Anne évoque un journal que tenait elle aussi sa sœur Margot, mais celui-ci n’a jamais été retrouvé. Contrairement à sa sœur Anne, Margo Frank a été victime d’une double peine: celle de la mort a précédé celle de l’oubli.
La mémoire de notre histoire Notre histoire n’est pas un roman. Elle est un tissu de sueur, de sang,d’espoirs, de rêves exaucés et d’illusions déçues, de poings levés ou tranchés, de mains tendues, pacifiques ou menaçantes, saisies ou repoussées, libérées ou enchaînées. Notre histoire n’est pas l’œuvre de lâches ou de héros, de tartarins de pacotille, de coqs de villages ou de la violence aléatoire des bouffées de la testostérone. Notre histoire n’est pas fermée. Elle n’est pas un roman national ou casanier. Elle est le fruit des grands brassages, des grands métissages culturels de l’humanité. Elle a été transmise par la parole universelle de l’esprit de nos mères, de nos pères et de leurs ancêtres, une parole qui trop longtemps n’a pas été écrite, pas été formulée par une grande majorité de gens qui ne voyageaient pas, qui ne savaient ni lire ni écrire, une parole que nos enfants ne cesseront jamais de relire et d’éclairer si personne ne cultive leur amnésie. Notre histoire a trop longtemps été réécrite par l’état ou par certains programmes scolaires lorsqu’elle voulait formater de bons petits soumis, à petits coups de trique, de marches au pas cadencé et de plomb dans la tête. Nous n’avons ni à être fiers ni à avoir honte de notre histoire. Elle nous est transmise et donnée comme l’ont été notre patrimoine génétique, la couleur de nos eux, la teneur de nos croyances. Nous sommes aussi bien les descendants des gaulois que ceux des africains, de ces «Homo Sapiens» qui ont commencé à peupler la terre plus de 300 000 ans avant eux. Nous sommes le fruit des barbaries et des civilisations. Nous avons été engendrés par le bien comme par le mal, par l’ombre et par la lumière, par le jour et par la nuit, par le silence et par le bruit, par le plaisir et la douleur, par l’intense et par le dérisoire. Nous sommes les jouets de l’amour comme de la haine, de la pesanteur comme de la grâce. La vraie communauté humaine est toujours celle des humbles, des obscurs, des sans grades, de ces fantassins du quotidien qui n’ont pas besoin d’être instrumentalisés ou récupérés à perpétuité dans les filets d’une gloire de pacotille. Nos ancêtres ne sont vraiment menacés que par ce grand tueur qu’est l’oubli sous ses deux formes: le mensonge ou l’effacement. Seules nos mémoires et avec elles les poètes et les troubadours ont le droit et le devoir de chanter notre histoire, et les historiens de l’éclairer, et nos enfants de la vivre et de la transmettre. Sans aucun esprit de vengeance, de revanche ou de repentance. Avec simplement le désir de toujours mieux éclairer pour les comprendre, les visages de ces anges et de ces démons qui nous animent, à la lumière de nos peurs et de nos espérances. Notre histoire est à l’image des mains torturées du Christ peintes par Matthias Grünewaldou par Vladimir Veličković.
Le lien de la Transmission Le métier de passeur est celui de la transmission. Sans doute le plus beau métier du monde. Toute transmission est le fruit d’une fusion, d’une communion, d’une sorte d’étreinte avec la vie, avec l’art, avec la connaissance, avec la science, avec la poésie, avec l’histoire. Parents, professeurs, peintres, sculpteurs, compositeurs, poètes, interprètes, comédiens, chanteurs, cuisiniers, artisans, compagnons, ils forment la grande confrérie des passeurs, de ceux qui transmettent, qui créent et qui enfantent. On peut transmettre avec ses gènes la couleur d’un regard, la forme d‘un nez, d’une bouche ou d’un visage, la couleur de la chevelure ou celle de la peau. On peut transmettre la vie, l’amour, la grâce, les traditions, le savoir, le savoir-faire, le geste manuel, la mémoire, l’émotion, la parole, le rire, la peur ou le chagrin. On peut transmettre des valeurs. On peut transmettre la paix, on peut transmettre la beauté. Les passeurs, les porteurs de mémoire et d’histoire sont les vigies du présent, les éclaireurs de l’avenir. Les professeurs sont des passeurs, des éveilleurs d’envies, de surprises et d’émerveillements, de rêves et de curiosité. Toute transmission relève de l’éveil. Elle nous arrache au grand sommeil de l’oubli. Elle nous rattache au devenir de l’humanité. Mais la transmission peut aussi être ambivalente: elle implique une responsabilité. On peut transmettre la haine, la mort, l’esprit de guerre et de vengeance. On peut transmettre la maladie. On peut transmettre la bêtise et l’ignorance. On peut transmettre le mensonge pour duper, pour berner, pour fanatiser, pour endoctriner, pour anesthésier. Les religions humaines ont à cet égard toujours été porteuses d’ambiguïté, de lumières et de ténèbres. Il existe un antidote pour que la transmission reste positive: celui de l’esprit critique. Il est le fruit de la connaissance, de la prise en compte du côté pile et du côté face, de l’esprit de nuance. Mais comme il peut lui aussi devenir systématiquement destructeur et corrosif, il est indispensable de le transmettre comme une force de bienveillance et de construction.
La mémoire d’une gifle et d’une fessée. Au moment où l’on vient de gifler le Président de la République, il n’est pas inutile de rappeler la mémoire d’une gifle infâme et d’une fessée qui ne l’était pas moins. Fin juin 1940, en même temps que Jean Zay, vingt-sept parlementaires qui refusent l’armistice gagnent l’Afrique du nord sur le Massilia pour continuer à se battre. Parmi eux, Campinchi, Daladier, Mandel, Mendès France… Mais le gouvernement de Vichy les diabolise et les accuse de désertion avant de les jeter en pâture à la presse et à la foule lorsqu’ils débarquent à Casablanca. Le 3 août 1940, le journal La France au travail créé un mois plus tôt, titre à la une « Le juif Jean Zay ancien ministre, déculotté et fessé. » Ce genre d’accroche suffit à caractériser la nature du journal dont l’un des rédacteurs les plus antisémites, le grand fachiste Georges Oltramare, celui que l’on surnommait en 1935 « Le petit Duce de Genève », signe ses articles de presse sous le nom de Charles Dieudonné et ses interventions sur les ondes de Radio Paris et ses prestations d’acteur sous le nom d’André Soral. Ces deux pseudonymes ont fait depuis des émules ! La France au travaille détaille une affaire déjà vieille d’un mois « Le 27 juin, les passagers recevaient enfin l’autorisation de descendre à terre. Le sous-lieutenant d’intendance Jean Zay revendiquait l’honneur de descendre le premier pour régler d’urgence, sa situation militaire qui, quoique régulière, pouvait prêter à malentendu… Le malheureux ne devait pas avoir cette chance. Au bas de l’échelle de coupée, un officier l’attendait qui, après s’être présenté, gifla violemment l’ancien ministre de l’Education nationale. Jean Zay regagna sa cabine. Le lendemain, il ne devait pas mieux réussir. Parti en automobile, il trouvait, barrant sa route, un énorme camion militaire d’où descendait le même officier qui, la veille, l’avait si vivement pris à partie. Cette fois, ce fut épique. L’officier empoigna Jean Zay, le déculotta et, devant trois mille Casablancais et une caméra qui filmait la scène, il lui administra la plus magistrale fessée qui se puisse imaginer. » Après avoir été victime d’ignobles violences écrites et verbales dès le début de sa carrière politique, Jean Zay, celui qui serait assassiné par le Gouvernement de Vichy 20 jours après le débarquement, celui qui avait été le plus jeune député de France, le plus jeune et le plus brillant ministre du front populaire était victime de violences physiques inqualifiables autant qu’inadmissibles. Les quelques citations qui suivent donneront une idée des mots qui cherchent à tuer. Il convient de rappeler que la Conseil des Ministres du 13 juin 1941 a simultanément proposé et donc entériné sous la présidence du Maréchal Pétain la déchéance du mandat parlementaire de Jean Zay, et la déchéance de nationalité de Charles de Gaulle. Jean-Pierre Guéno Vous savez sans doute que sous le patronage du négrite juif Jean Zay, la Sorbonne n’est plus qu’un ghetto. Tout le monde le sait. Mais il existe encore un sous-ghetto, une sorte d’intrait de ghetto, à l’intérieur même de la Sorbonne, que vous entretenez aussi de vos deniers contribuables et qui s’intitule (pour les têtards assujettis) « l’école pratique des hautes études ». Une synagogue en surimpression ! Le comble des culots juifs ! Le panache de notre insurpassable connerie de gogos goyes ! […] Ca c’est de l’enculage 100 %. […] 500 000 suaires au comptant ! Dollardières espèces ! Je dis ! Pour qui l’escroque ! Dyname ! Détonne ! Je n’y dure ! Mite ! Fumière ! Mites ! Larves ! Je vous Zay ! Louis Ferdinand Céline L’école de cadavres 1937 M. Janzen, un juif, a entre les mains l’avenir vivant de ce pays : il peut en pétrir à sa guise, à sa mode, la matière et l’esprit. Tout dépend de sa volonté est en effet il vient de réformer l’enseignement. Si ce n’est pas la discrétion qui importait mais la hâte, la violence : détruire, saper, détruire encore au plus vite : c’est le fort du juif qui n’a pas manqué à son devoir. […] Pas de tradition surtout, nulle part, jamais. Rien ne le rappellera. C’est la grande coupable pour tous les autres peuples devant le juif jusqu’à ce qu’elle soit morte et morte il trafiquera sur son cadavre. […]L’enfant. […] Quand il aura oublié qu’il est français, l’héritier d’un grand peuple et d’un merveilleux passé, devenu homme, il se réveillera l’esclave du juif. Marcel Jouhandeau Le péril juif 1937 Que Jean Zay soit chrétien, bouddhiste , musulman ou israélite, nous nous en fichons : il est juif, donc « étranger » à notre race, et ennemi de nos traditions. Le baptême ne change rien. Un juif baptisé devient peut-être un chrétien, mais il ne devient pas un français. Journal du Loiret 30 octobre 1937 En balayant les honteuses inepties que le juif Torche Zay a proférées au concours général, je songeais que la décomposition du parlementarisme se mesure à l’avilissement de ses ministres et notamment de celui qu’on appelait naguère de l’instruction publique […] Maintenant pour le 150e anniversaire de cette sanglante ordure qu’on appelle la terreur, la démocratie est allée chercher Jean Zay dans la tinette du Sinaï. Right man in right place. Léon Daudet L’action Française 16 juillet 1939.
La mémoire de la courbe. Longtemps l’homme a exulté dans l’art de la courbe, parce que ses routes épousaient celles de la vie. La courbe est généreuse. Elle évoque les rondeurs, les cambrures, le galbe du corps de l’amante et la bulle protectrice, le cocon du ventre maternel. Celles du vivant qui englobe. Electrons, atomes, cellules, planètes, étoiles, galaxies, nébuleuses: il n’est que trajectoires, courbes et paraboles dans l’univers. La ligne droite ne caractérise que la chute, l’avarice, la pingrerie des âmes desséchées, la tristesse des regards pauvres. La beauté, la générosité de l’architecture, c’est le triomphe de la courbe, de l’arc, de la voûte, du cintre, de l’ogive, du dôme, de la spirale, splendeurs romanes ou gothiques, explosions printanières de l’art nouveau, évocation de la tige et des lignes sinueuses, quand la pierre retrouve les formes douces et végétales de ses fossiles sous le burin du sculpteur et que le métal épouse les méandres de la rivière sous le marteau du forgeron. Les courbes s’épousent quand les lignes droites se fuient en ne se croisant jamais. Les courbes sont fluides quand les lignes droites sont raides. Les courbes sont organiques quand les lignes droites sont géométriques sans pour autant avoir la forme parfaite du cercle ou de la sphère. Les courbes unissent quand les angles brisent. Les courbures glissent et résistent quand les angles blessent, cassent ou s’ébrèchent. L’ennui doit être rectiligne. Il est simpliste et n’a pas la fantaisie des virages, des détours, des lacets, des chemins de montagne, ou des sentiers de douaniers. La routine et monotonie se font autoroutières quand l’aventure et la joie se font routes départementales. L’art de la ligne droite, c’est celui de la grille, du cube, de la cage ou du clapier, de l’immeuble de verre ou de béton. Il faut savoir retrouver la souplesse confortable du lien de la courbe. Celle du hamac, de l’oreiller, de la couette ou de l’édredon. Celle qui ménage des détours à l’existence et qui semble freiner la chute et les tic-tac du temps comme le font les balanciers oscillants des montres et les balanciers à mouvement des horloges.
L’adn du « Tout à l’Ego » et de la mortification. Le 20 juin 2021, jour d’élections en France, a été à trois jours près « l’anniversaire du premier anniversaire » de l’Armistice de 1940 tristement célébré par le Maréchal Pétain le 17 juin 1941. Le culte du moi, la naissance du « Tout à l’Ego » n’est pas tant à rechercher au cœur des 30 glorieuses, dans une société de consommation émancipatrice qui aurait libéré les forces égocentrées des individus ainsi que les prolégomènes de l’hyper-narcissisme. Ce culte semble être né 15 à 20 ans plus tôt, dès juin 1940, quand un homme vieillissant a fait table rase de toutes les valeurs d’altruisme qui étaient celles de la République en colonisant ce que d’autres récupéreront beaucoup plus tard et qui dépasse en réalité le ridicule : « L’esprit français », tarterie « cocorico cocardière » digne du slogan des années 70 : « En France on a pas de pétrole mais on a des idées ». La « révolution nationale » a été une révolution stérile, mort-née, une révolution au souffle fétide, ou encore sans souffle à l’image de celle que nous avions cru pouvoir espérer en 2017. Quand la devise « Travail Famille Patrie » a remplacé pour une nuit de quatre longues années celle de la République, chaque français a été inviter à se replier vers sa petite personne, vers son petit cercle, vers son petit environnement. Plus question de Liberté, d’Egalité, de Fraternité. Trois forteresses « Mon travail, ma famille, ma patrie », excluaient tout ce qui échappait à leurs trois périmètres. Au même moment, un autre homme disait non au risque de tout perdre, et perdit alors provisoirement dans la disgrâce administrée par le Maréchal Pétain son travail, son grade de militaire, et ses biens, sa famille et sa mère – puisque sa condamnation à mort contribua certainement à catalyser la maladie de sa mère – et sa patrie lorsqu’il fut déchu de sa nationalité. A partir de Juin 1940, Philippe Pétain a cherché à néantiser Charles de Gaulle comme il a cherché à neutraliser l’altruisme de chaque français. Son appel du 17 juin 1940 est un appel à cesser le combat. Il n’a qu’un effet bénéfique : il transforme Charles de Gaulle en coureur de fond après le top départ du 18 juin. Le 20 juin le maréchal récidive en culpabilisant les français « Depuis la victoire, l’esprit de jouissance l’a emporté sur l’esprit de sacrifice. On a revendiqué plus qu’on a servi. On a voulu épargner l’effort ; on rencontre aujourd’hui le malheur. ». Le 21 juin, il enfonce le clou : « C’est vers l’avenir que désormais nous devons tourner nos efforts. Un ordre nouveau commence. » “C’est à un redressement intellectuel et moral que, d’abord, je vous convie. » Ce « redressement moral » lui a fait cautionner et renforcer des mesures de discrimination contre les juifs qui ont contribué à l’accomplissement de la Shoah. Six jours après avoir serré la main d’Hitler, il plébiscite le 30 octobre 1940 un « Nouvel ordre Européen ». En 1941, l’année des première rafles de juifs, il continue à dénoncer « l’ancien régime » en désignant des boucs émissaires : «Maçonnerie, partis politiques dépourvus de clientèle mais assoiffés de revanche, fonctionnaires attachés à un ordre dont ils étaient les bénéficiaires et les maîtres, ou ceux qui ont subordonné les intérêts de la patrie à ceux de l’étranger » . Il dénonce à la radio le vent mauvais de tout ce qui lui résiste, désigne les ennemis à abattre et définit son concept de l’autorité. « Un long délai sera nécessaire pour vaincre la résistance de tous ces adversaires de l’ordre nouveau, mais il nous faut, dès à présent, briser leurs entreprises, en décimant les chefs. » “L’autorité ne vient plus d’en bas ; elle est proprement celle que je confie ou que je délègue.” « Le premier devoir de tous les Français est d’avoir confiance» disait le Maréchal autant anesthésiste qu’hypnotiseur, à l’exemple du serpent du livre de la Jungle. Un vent mauvais souffle à nouveau, issu des quatre années de nuit vécues par la France entre 1940 et 1944. Il reste celui qu’il était déjà il y a 81 ans : celui du grand renoncement. Celui qui fait de chaque être humain l’ennemi de chaque être humain. Le 17 juin 1941, lorsqu’il célèbre le premier anniversaire de l’Armistice, l’odieux maréchal délivre le message persistant de ses héritiers spirituels, celui qui nous pousse à nous mortifier en mortifiant les autres. « Vous souffrez et vous souffrirez longtemps encore, car nous n’avons pas fini de payer toutes nos fautes ». Puissions-nous ne pas expier nos renoncements, nos démissions et nos abstentions à partir du mois d’avril 2022. Jean-Pierre Guéno.
La mémoire de la « bête immonde ». C’est elle qui ne cesse de déchirer nos liens et de nous désunir : « la bête immonde ». Celle qui discrimine et met au pilori tout en préméditant ses coups de disgrâce. Quand elle ne déclenche pas ses tsunamis, elle agit sournoisement, de façon insidieuse et homéopathique. Longtemps l’homme a représenté le mal sous des formes monstrueuses, autant non humaines qu’inhumaines et injustement bestiales. Dans le meilleur des cas, une chimère, celle du diable, mélange d’homme et de bouc, créature verticale coiffée de cornes, chaussée de sabots, dotée d’une barbe pointue et d’une queue fourchue. On retrouve deux bêtes de l’Apocalypse dans les écritures, celle qui surgit de la mer, qui violente et qui tue, et celle qui vient de la terre, une sorte de pseudo-prophète qui sévit et qui tue par le langage. Ces deux bêtes préfiguraient celle que Berthold Brecht mit en scène en 1941 dans « La Résistible Ascension d’Arturo Ui » et dont personne n’oublie les derniers mots de la traduction française inspirée par la traduction anglaise « Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde. » En réalité la formule de Brecht était différente : « Der Schoß ist fruchtbar noch, aus dem das kroch » qui peut être traduite littéralement ainsi : « L’utérus est encore fertile d’où « ça » a rampé ». On repart toujours de l’homme avec Berthold Brecht. La matrice de la barbarie ne connaît pas de ménopause. Elle reste toujours potentiellement fertile et active à l’image des volcans qui ne s’éteignent jamais. La commémoration des massacres de civils et d’enfants commis par les nazis en Juin 1944, particulièrement ceux des cent pendus de Tulle et les 635 victimes d’Oradour-sur-Glane dont 159 femmes et 191 enfants brûlés vifs dans l’église du bourg, a réveillé le souvenir de la « bête immonde », de sa sempiternelle présence, de sa perpétuelle survie, de son ascension récurrente pourtant résistible comme le disait Brecht. Contrairement à l’homme, la bête immonde est immortelle. Elle est la véritable manifestation du fantasme du transhumanisme. Elle n’a le plus souvent rien de bestial et peut même se cacher sous des traits féminins. On oublie souvent une injonction qui nous interpelle tous, quelques lignes avant la conclusion de la pièce de Brecht : « Vous, apprenez à voir, plutôt que de rester les yeux ronds ». Roger-Pol Droit a raison de nous rappeler que « La seule arme contre la bête immonde est la solidarité – immédiate, sans faille, sans réserve, sans condition. ». Les grands parrains de la bête immonde ont toujours été les faux-prophètes du mythe de la décadence et fatalement, tôt ou tard, les massacreurs de leurs boucs émissaires favoris : étrangers, migrants, représentants d’autres cultures et d’autres religions, et plus près d’eux, de tous ceux qui leur résistaient. Ils sont toujours arrivés à anesthésier l’opinion publique, qui préférait refermer ses yeux ronds, pour essayer de retrouver le sommeil. Jean-Pierre Guéno.
La mémoire de la République. La République cheminait sur les sentiers de la vie en compagnie d’un prêtre, d’un pasteur, d’un imam, d’un brahmane, d’un bonze et d’un rabbin: elle restait une jeune femme à la poitrine généreuse portant la laïcité et la liberté des cultes en bandoulière. Mais ses compagnons de route avaient de nombreuses questions à lui poser. N’avait-elle pas tendance à devenir une forme de religion laïque, qui avait connu elle aussi par le passé ses excès, ses inquisitions, ses terreurs et ses massacres ? Ne servait-elle pas trop souvent d’alibi dans le grand bal des Egos de ceux qui sous son bonnet phrygien se comportaient parfois en monarques?N’était-elle pas aujourd’hui trop souvent insensible à l’accroissement des inégalités comme elle avait pu l’être trop longtemps aux ravages de l’esclavage comme à ceux d’un sexisme qui lui avait fait ralentir l’accès des femmes au droit de vote? N’était-elle pas parfois qu’une référence imprimée machinalement sur des papiers officiels? N’oubliait-elle pas la valeur de la diversitéà côté de celles de la liberté, de l’égalité et de la fraternité? Etait-elle une République du partage plus qu’une République des privilèges? Résumait-elle l’Etat ou la démocratie? N’était-elle pas trop généreuse dans les droits qu’elle accordait et trop pingre dans les devoirs qu’elle aurait dû exiger? Ses ennemis historiques avaient-ils le droit de la récupérer et de revêtir ses attributs? Avait-elle raison d’évoquer dans son hymne «le sang impur» de ses ennemis? Ne lui arrivait-il pas d’être racisteet intolérante ? Ne lui arrivait-il pas de rejeter les migrants comme certaines religions se rejetaient les unes les autres? Ne connaissait-elle pas des dérives? Etait-elle toujours calée surla notion de « bien commun », sur le principe de l’équilibre des pouvoirs et sur sa vision du droit comme clé de voûte de la société? N’avait-t-elle pas conservé le concept du pouvoir absolu en se contentant de le transférer des mains des tyrans dans celles du peuple? Ne reposait-elle pas trop surla tentation de la destruction totale de ce qui lui était opposé? Ne lui arrivait-il pas d’être trop orgueilleuse? Ne négligeait-elle pas trop les valeurs de solidarité et ne privilégiait-elle pas celle de l’égoïsme? N’était-elle pas trop laxiste à l’égard de ceux qui s’abstenaient et ne remplissaient plus leurs devoirs d’électeurs? N’y avait-il pas une République des riches et une République des pauvres? La République n’était-elle pas trop souvent aveugle, sourde et insensible à la souffrance du peuple? N’avait-elle pas tendance à se momifieren oubliant comme le chasseur de papillons d’Antoine de Saint-Exupéry de courir après un idéal réaliste? Avait-elle le droit d’accepter la loi de la jungle? Pouvait-elle se passer de l’éthique au nom des droits qu’elle «aménageait» et de la justice qu’elle rendait parfois dangereusement compatible avec les turpitudes humaines? Etait-elle compatible avec l’ultralibéralismequi privilégiait et justifiait l’écrasement des faibles par les forts? Les bergers de toutes les religions savaient que le jeune femme au bonnet phrygien aurait du mal à répondre clairement à toutes ces questions. Et que la République était comme toutes les constructions humaines, comme toutes les religions du monde. Elle tirait sa grandeur de ses imperfections et de ses contradictions. Elle ne serait jamais parfaite, toujours écartelée entre la force de l’humanisme et celle de la barbarie. Jean-Pierre Guéno.
La mémoire des religions. Un prêtre, un pasteur, un Imam, un brahmane, un bonze et un Rabbin cheminaient sur les sentiers de la vie en compagnie de la République, une jeune femme à la poitrine généreuse portant la laïcité et la liberté des cultes en bandoulière. La République avait de nombreuses questions à poser à ses compagnons de route; elle savait que l’homme avait créé plus de 10000 religions sur la terre depuis son apparition, mais elle avait décidé de ne s’intéresser qu’aux plus significatives. Elle commença par le prêtre. «Pourquoi tes semblables n’ont-ils pas le droit de convoler en justes noces contrairement aux bergers de bien d’autres religions?» Le prêtre fut fort embarrassé. Il savait que la pratique du célibat n’avait été imposée aux prêtres qu’à partir de 12èmesiècle.La République s’intéressa ensuite au pasteur, puisque le protestantisme partageait le Christianisme avec le catholicisme. «Pourquoi la notion d’expiation est-elle si présente dans ta religion, et avec elle la notion d’humiliation?» «Ne devrait-elle pas être transcendée par la notion de miséricorde»? Le pasteur eut du mal à répondre à ces deux questions, sachant que ces notions constituaient des obstacles à la réconciliation des êtres humains lorsqu’ils arrêtaient de se faire la guerre. La République enchaîna avec l’Imam, sachant que l’Islam était la deuxième religion du monde en nombre de fidèles, après le christianisme. « Pourquoi ta religion impose t’elle le port du voile aux femmesdites «libres», femmes mariées, concubines, jeunes filles, en interdisant par ailleurs de port du voile aux prostituées, aux femmes esclaves et à leurs filles ?» L’Imam fut à son tour fort embarrassé.Il savait que le Coran ne faisait pas allusion au port du voile, qui n’avait pas d’origine religieuse mais qu’il avait été institué par des lois édictées par des rois dès 1000 ans avant notre ère. Après l’Imam vint le tour duBrahmane«Pourquoi ta religion fait elle de toi le représentant d’une caste privilégiée?» «Ta religion serait-elle inégalitaire?». Le Brahmane savait très bien qu’elle touchait le point faible de sa religion. Le Bonze précéda enfin le Rabbin, et fut tout aussi embarrassé que ses autres collègues devant la question de la République: «Ta religion semble libre de dogmes et de ces autorités suprêmes qui trop souvent gâchent les autres» «Dans ces conditions, pourquoi lui arrive t’il de diaboliser, d’exclure les autres religions?». La République posa se dernière question au Rabbin: «Les religions devraient être des forces d’accueil, d’amour et de tolérance: pourquoi arrive-t-il à ta religion comme à d’autres d’être homophobe?»Le Rabbin savait que la Bible condamne la prostitution, mais n’aborde jamais le thème de l’homosexualité. Pour ce qui est de la Torah, si elle semblait interdire les pratiques homosexuelles, elle n’en condamnait ni les sentiments ni les désirs. La République venait de toucher quelques talons d’Achille dont souffraient la plupart des religions. En tant que femme, elle savait bien que la question à laquelle aucun des bergers qui cheminaient avec elle n’apporteraient de réponse satisfaisante était celle de la place réservée aux femmes dans les grandes religions du monde. La femme, trop souvent rabaissée quand elle n’était pas idéalisée au point d’être désincarnée. La République venait de comprendre que la guerre des religions était comparable à la guerre des sexes, et correspondait à l’incorrigible refus du lien universel de la diversité. Jean-Pierre Guéno
Le lien déchiqueté de l’abstention. Il y a 150 ans, 10000 personnes ont versé leur sang pour la république sociale dont rêvaient les communards. A Paris, 60% des électeurs inscrits avaient voté avant de se révolter. Ils savaient à quel point le droit de vote avait coûté le prix du sang. On ne peut pas simultanément prôner la mémoire de la Commune, vanter les valeurs de la République et rejoindre les rangs des abstentionnistes. L’abstention, c’est l’abstinence en politique. Les élections sans électeurs relèvent de l’absurde: elles risquent de conduire à des élections sans candidats crédibles ou motivés. En France, le taux d’abstention a augmenté de 46% entre 1965 et 2017 aux présidentielles et de 205% entre 1978 et 2017 aux législatives. II faut additionner l’abstention involontaire, celle des non-inscrits et des mal-inscrits, celle des électeurs paresseux ou «procrastinants», l’abstention politique volontaire structurelle de ceux qui s’abstiennent par principe, ou l’abstention politique conjoncturelle, faute de choix politique motivant lors de l’élection. Dans tous les cas, l’abstention devient un phénomène de plus en plus revendicatif et collectif. L’autre abstention volontaire est sociétale. Nombreux sont les électeurs qui ne votent pas en raison d’un manque d’intégration sociale, qu’ils soient très jeunes, très âgés, chômeurs, démunis ou isolés. Pour voter, il faut être socialisé et relativement nanti. Malheur aux pauvres et aux esseulés. Le vote ne relève pas seulement du registre du droit, mais de celui du devoir. Nous avons une dette envers les communards assassinés ou déportés, comme envers les résistants eux aussi assassinés ou déportés. Tous ont sacrifié ce qu’ils avaient de plus cher, pour que nous puissions continuer à nourrir les urnes en fréquentant les isoloirs. Quand l’abstention devient un phénomène de masse, elle ne relève plus de l’individu ou du groupe social mais de la meute ou du troupeau. Quand l’abstention devient la pratique des amateurs de week-end à la campagne ou de vacances à l’étranger alors même qu’ils pourraient voter par procuration, alors elle est la preuve d’une incroyable désinvolture. Le vote relève de l’acte citoyen: il ne relève pas de la transaction commerciale. «L’électeur consommateur» attend un retour sur investissement. Il demande tout à l’élu mais ne lui donne rien à son tour en dehors de son suffrage. Il n’hésitera pas à l’attaquer en justice, à judiciariser ses relations avec lui lorsque quelque chose tourne mal, déclenchant chez les candidats aux élections municipales une crise des vocations. On aboutit à un cercle vicieux: les candidats démotivent des électeurs qui démotivent les candidats. En fait, ce qui compromet l’avenir des électeurs, des candidats et de la démocratie, c’est le tout à l’Ego et l’hyper narcissisme qui nous caractérisent tous. Quand les électeurs s’abstiennent de voter, quand les candidats s’abstiennent de se présenter et de faire campagne, quand les citoyens s’abstiennent de militer, la société entre en errance, s’effondre et se délite. L’homme ou la femme qui entre en politique, soit en tant que candidat soit en tant qu’électeur, c’est l’être humain, le citoyen qui se tourne vers autrui, et non exclusivement vers lui-même. Jean-Pierre Guéno
Le lien de la radio. Nous avons rêvé d’un média qui n’encadre pas, qui n’impose pas, qui ne calibre pas, qui ne canalise pas, qui ne recadre pas, qui ne montre pas, qui n’agresse pas, qui ne gave pas. Nous avons rêvé d’un média qui ne soit pas celui du zapping, du reflet, du remplissage de vide, qui n’ait pas la minceur et le contact glacé des écrans plats. Nous avons rêvé d’un média qui sache commenter sans montrer, qui sache suggérer, qui sache frustrer, qui, comme le livre, ouvre les vannes de l’imagination, qui active les océans du rêve et les écluses du souvenir. Nous avons rêvé d’un média dont chaque son, dont chaque voix, dont chaque parole soit capable de déclencher dans l’instant une image unique au monde fabriquée par notre esprit: 340 images à la seconde, puisque la vitesse du son est de 340 mètres à la seconde. Nous avons rêvé d’un média qui sache prendre le temps, qui ne soit pas trop saturé de publicité qui ne soit pas celui de bruit et de la cacophonie, mais celui du son et de l’écoute. Nous avons rêvé d’un média qui maîtrise l’art du chant et celui de la jolie parole, que l’on puisse écouter sous sa douche ou en marchant, en courant ou en conduisant, que l’on puisse écouter dans ses écouteurs, au cœur de la nuit, sans réveiller l’autre, d’un média que l’on puisse effeuiller à l’image des étoiles, de fréquence hertzienne en fréquence hertzienne, et aujourd’hui de fréquence numérique en fréquence numérique. Nous avons rêvé d’un média que l’on puisse consulter en répondant à des menus, à des rendez-vous annoncés, ou encore à la carte lorsqu’on a raté le coche, que l’on puisse écouter en direct ou en différé, en live au cœur de la nuit, à des heures impossibles, et qui ne soit pas truffé de rediffusions. Nous avons rêvé d’un média qui saurait archiver ses pépites et les ouvrir en open bar sous forme de podcasts, qui sache raconter des histoires en faisant croustiller les mots. Nous avons rêvé d’un média qui sache donner la parole sans la confisquer, sans la voler, qui fasse triompher la bande son avec les sonorités de la vie, ses petits bruits d’ambiance, ses immersions sonores, qui sache laisser leur place aux blancs ou au silence, sans bien-sûr en abuser, qui sache improviser ou faire semblant d’improviser. Nous avons rêvé d’un média de proximité qui rassemble et qui relie. Notre rêve existe depuis un siècle. Et qu’elle soit hertzienne ou numérique, qu’elle soit publique ou privée, il existe encore de la vraie radio, de la radio non filmée, non colonisée par des caméras robotisées, non parasitée par des bandeaux défilants ou par des kaléidoscopes d’images. Il existe encore des radios généralistes qui ne se résument pas à de l’info, à des thématiques musicales ou à de la musique d’ambiance de parking ou d’ascenseur. Ce qui fait la richesse de la radio, c’est à la fois sa spécificité et sa diversité. RadioTour Eiffel a été la première station deradiocréée en France, le 24 décembre 1921. Fréquence Protestante fête ses 37 ans: deux jolis cadeaux, dont un de Noël, l’un et l’autretombés du ciel ! Jean-Pierre Guéno
La mémoire du Panthéon. Avec 5 femmes pour 75 hommes, la mémoire du Panthéon est beaucoup trop masculine. Mais il y manque encore quelques grandes figures. Maurice Genevoix vient de rentrer au Panthéon, et avec lui, symboliquement, le million et demi de Poilus morts sur les champs de carnage entre 1914 et 1918 dont 500 000 qui n’ont jamais été formellement identifiés. Jean Moulin l’y attendait depuis 1964: il n’est pas inutile de rappeler le terrible chemin de croix qui précéda sa mort. Jean Moulin, alias Max,est arrêté à Lyon par les sbires de Klaus Barbie le 21 juin 1943,en compagnie de sept autres résistants, dont Raymond Aubrac,dans la villa du docteur Dugoujon, à Caluire-et-Cuire. Il a été probablement trahi par René Hardy dont la maîtresse Lydie Bastien espionne pour le compte de l’adjoint de Klaus Barbie. Après son arrestation, Jean Moulin est d’abord transféré à Paris pour y être torturé par la Gestapo etpar les auxiliaires français du groupe Bonny-Laffont, dans une villa de Neuilly. Le chef de la résistance ne parle pas, malgré l’horreur des sévices qui lui sont infligés. Agonisant, il est alors mis dans un train pour Berlin le 8 juillet: les nazis veulent essayer sur lui le Penthotal, ce «sérum de vérité» qui fait parler les gens contre leur volonté. Jean Moulin est confié à un infirmier soldat allemand qui n’arrive pas à le maintenir en vie. Il meurt aux alentours de Francfort et son corps est rapatrié à Metz dans le cadre du programme nuit et brouillard pour y être incinéré par un autre soldat allemand dont une incroyable coïncidence fait qu’il est le fils de celui qui l’a accompagné jusqu’à Francfort. Les deux soldats ont témoigné de la fin du chef de la Résistance intérieure, dont on sait àprésent qu’il est mort en martyr en juillet 1943 sans avoir jamais parlé, alors qu’il avait signalé à sa mère et à sa sœur dans une lettre datée du 15 juin 1940 à quel point il redoutait de craquer sous la torture. Les propos de sa sœur seront repris par André Malraux dans son fameux discours«Bafoué, sauvagement frappé, la tête en sang, les organes éclatés, il atteint les limites de la souffrance humaine sans jamais trahir un seul secret, lui qui les savait tous ». Avec Jean Moulin, ce sont tous les combattants de l’ombre, les obscurs et les sans grade du «peuple de la nuit» qui ont précédé au Panthéon ceux du peuple des tranchées. Il y manque encore aujourd’hui un représentant de tous les combattants sous uniforme qui se sont si vaillamment battus en 1940 comme pendant les années qui ont suivi.Il en est un qui ne dispose pour l’instant que d’un strapontin, que d’une plaque commémorativesous le dôme de la place «des grands hommes».Il est temps de souffler l’idée qu’Antoine de Saint Exupéry pourrait être panthéonisé à part entière en février 2022, cent ans après qu’il ait publié à New YorkPilote de Guerresous le titre deFlight to Arras, ouvrage considéré par les Américains comme l’incarnation par excellence de l’esprit de résistance et dont furent dotés nombre de GI’s qui ont débarqué sur les plages de Normandie en juin 1944. Jean-Pierre Guéno
La mémoire de l’encre effaçable. Né à Buenos Aires en 1925 dans une famille juive originaire de Russie installée en France en 1932, Adolfo Kaminsky travaille comme apprenti-teinturier dès l’âge de quinze ans et apprend les rudiments de la chimie. Un jour en laissant tomber par mégarde dans une cuve pleine de linge tâché d’encre un composé lacté,il devient le premier homme au monde à savoir effacer l’encre bleue. Raflé puis interné à Drancy en 1943 avec sa famille, il peut quitter le camp grâce à sa nationalité argentine. Sa famille est éliminée dans les chambres à gaz et dans les fours crématoires d’Auschwitz. Seul survivant, il s’engage dans la Résistance à dix-sept ans, et ses compétences de chimiste amateur font de lui un expert dans la réalisation de faux papiers. Son travail de faussaire sauve plusieurs milliers d’enfants juifs. Il est un peu l’inventeur de l’effaceur d’encre. Waterman n’a pas seulement inventé le stylo à plume à conduit fiable et la cartouche d’encre.Pendant longtemps, Waterman a commercialisé l’encre «Bleu effaçable». Et puis son encre bleue a changé de nom. Elle est devenue «Bleu sérénité». La tendance est à l’éviction des noms et des toponymes jugés négatifs et donc dévalorisants. Exit le «nord» vécu comme péjoratif. Bonjour les «Côtes d’Armor» et les «Hauts-de-France». Adieu la notion d’effaçable qui évoquait sans doute trop ce qui est éphémère et donc anxiogène. Elle avait le mérite d’être claire et précise. Elle disait clairement aux écoliers eu aux étudiants qu’ils avaient droit au remord. Avec les autres encres Bleu Waterman, l’effaceur d’encre ne fonctionne pas. Instant d’hésitation à l’achat: qu’est-ce qui correspond à cet ancien Bleu effaçable? Bleu sérénité? Bleu obsession? Bleu inspiration? Bleu mystère? Violet tendresse? Evidemment la marque hésite à rajouter le mot clefcomme elle l’avait fait avec son «encre bleu effaçable bleu floride» : il risquerait d’effacer la sérénité! Adolfo Kaminsky a aujourd’hui 95 ans. Sa belle âme, son talent et son courage resteront ineffaçables. Il n’a jamais accepté de monnayer son art de faussaire. Il n’a toujours servi que par idéal, que ce soit en aidant l’émigration juive vers la Palestine entre 1946 et 1948, pendant la guerre d’Algérie vers la fin des années 50, en aidant les mouvements de libération des pays d’Amérique du sud, et des pays d’Afrique, les portugais sous le régime de Salazar, les dissidents de Franco en Espagne ou les grecs contre la dictature des colonels. Il n’a pas oublié les déserteurs américains qui refusaient la guerre du Viêt Nam et fabriqua des faux papiers pour Daniel Cohn-Bendit en 1968. Il n’a toujours servi que des causes engagées, nobles et généreuses, comme son fils le rappeur Rocé ou sa fille, l’écrivaine, la comédienne Sarah Kaminsky. Jean-Pierre Guéno
Haussmann, alias Attila l’éventreur. En allemand, «Haussmann» veut dire «l’homme de la maison». Nom prédestiné pour celui qui transforma le Paris du Second Empire et qui bouleversa l’urbanisme. Georges Eugène Haussmann est né dans le quartier Beaujon, 55 rue du Faubourg-du-Roule aujourd’hui annexée à la rue du Faubourg Saint-Honoré, dans une maison que le Préfet devenu sénateur et Baron va faire détruire sans état d’âme, lors des grands travaux qui l’ont immortalisé. «Attila» «L’éventreur»: les noms d’oiseau ne manquent pas pour désigner celui qui fit aboutir des projets qui l’avaient souvent précédé, mis au point au XVIIIème siècle et repris par la commission Siméon. De 1854 à 1858, Haussmann profite de la période la plus solide du règne de Napoléon III pour transformer le centre de Paris en y perçant une croisée gigantesque. Nommé préfet de la Seine en juin 1853 avec pour mission «d’aérer, unifier et embellir la ville», Haussmann n’a pas seulement pour mission d’assainir la ville sur le plan de l’hygiène mais de la sécuriser sur le plan social. Il déclenche des grands travaux décidés et encadrés par l’État, mis en œuvre par les entrepreneurs privés et financés par l’emprunt et par la spéculation. La construction de l’axe nord-sud, du boulevard de Sébastopol au boulevard Saint-Michel, forme une grande croisée au niveau du Châtelet avec la rue de Rivoliqui est alors prolongée jusqu’à la rue Saint-Antoine. Ce nouveau Paris de surface est complété par un formidable réseau sous-terrain d’adduction d’eau et d’évacuation des eaux usées. Plus de 340 kilomètres d’égouts sont construits sous la direction de Belgrand entre 1854 et 1870. Le précurseur du jeu de Monopoly détruit 20000 maisons pour en construire plus de 40000 entre 1852 et 1870. On rase la Tour des Hospitaliers de Saint-Jean-de-Latran, l’église Saint-Benoît, les restes du collège de Cluny, le marché des Innocents, l’hôtel Coligny, de nombreuses églises et chapelles. Parallèlement à la percée des grands axes, les Halles sont aménagés. L’Île de la Cité est en grande partie rasée et réaménagée. Ses ponts sont reconstruits ou rénovés. Une autre traversée est ouest se dessine avec le doublement de la rue des Ecoles par le Boulevard Saint-Germain. On aménage des grandes places. On crée les grandes avenues parisiennes. La première couronne des boulevards est achevée et reliée au centre de la ville, avec des axes tels que la rue de Rennes ou l’avenue de l’Opéra. Les arrondissements périphériques sont aménagés, de nouvelles gares sont construites et reliées les unes aux autres. On construit l’Opéra, les deux théâtres de la place du Châtelet, l’Hôtel-Dieu, la caserne de la Cité, de nombreuses églises. Chacun des 20 nouveaux arrondissements est doté d’une mairie. On crée des squares et des parcs. On crée ou on restructure les grands espaces verts de Paris. On rogne sur d’autres. Des rangées d’arbres bordent les avenues. Mais la machine Haussmann s’essouffle. Les budgets dérapent. Les emprunts creusent une dette qui s’élève à 1,5 milliards de francs en 1870 et contribue à discréditer les grands travaux. En 1867, Jules Ferry dénonce le trou financier dans un pamphlet : Les comptes fantastiques d’Haussmann, allusion aux Contes fantastiques d’Hoffmann. Haussmann est finalement renvoyé quelques mois avant la fin du Second Empire qui aura également constitué son règne. Son bilan est globalement positif même si ses transformations ont éloigné les familles pauvres du centre de la ville et contribué à déséquilibrer la composition sociale de Paris entre l’ouest, riche, et l’est, défavorisé. Jean-Pierre Guéno
Jean Moulin et la vision de Conlie. Les 9 janvier et 10 janvier 2021, la ville du Mans a célébré le 150e anniversaire de la Bataille du Mans, un épisode clef de la guerre franco-prussienne, qui recouvre une tragédie bretonne. Retour sur mémoire. 1932: Jean Moulin est sous-préfet de Châteaulin depuis deux ans. Pendant son séjour breton, il est introduit par son ami le docteur Tuset dans un milieu d’artistes: Il fait la connaissance de Max Jacob, qui lui donnera son nom de code, «Max», dans la résistance, mais aussi des peintres Lionel Floch et Giovanni Léonardi. Illustrateur et dessinateur de presse doué, auteur de carricatures contre Hitler et Mussolini publiées dans la presse sous pseudonyme, Jean Moulin apprend la gravure dans la petite salle à manger de la sous-préfecture. Séduit par l’atmosphère et la poésie bretonne, il décide d’illustrer de huit eaux-fortes l’édition bibliographique du recueil «Armor» extrait des Amours jaunes de Tristan Corbière. Toutes sont signées Romanin, toponyme provençal qui lui rappelle les lieux de son enfance. La «Pastorale de Conlie» est un poème de Corbière qui évoque un épisode tragique des relations entre la Bretagne et la République : A l’automne 1870, après la défaite de Sedan, pendant le siège de Paris, soixante mille bretons, raflés par Gambetta pour combattre les envahisseurs prussiens sont regroupés par vagues successives dans un camp de concentration à Conlie près du Mans. On les y maintient de force. On attend de pouvoir les armer avec les vieux fusils réformés rendus par les américains de la guerre de sécession… Les soldats surnomment le camp «Kerfank», la ville de boue en Breton. Le 25 novembre 1870, 25000 hommes s’entassent dans le cloaque de Conlie. Ils sont décimés par la famine, par l’ergot de la farine de blé avariée et contaminée, et par les épidémies de variole et de typhoïde. Ceux qui en réchappent sont envoyés, mal armés ou non armés à la «boucherie» de la bataille du Mans. Au spectacle du charnier dessiné par Jean Moulin pour illustrer la Pastorale de Conlie, on ne peut s’empêcher de penser à une sorte de flash prémonitoire qui annonce les images prises au moment de la libération des camps de la mort en 1945. La «vision» de Jean Moulin est comparable à celle d’André Suarès qui dès 1932 prédisait la perspective de la Shoah. «Armor» paraît en 1935 aux éditions Helleu, et les eaux-fortes sont exposées, en 1936, au Salon de la Société nationale des Beaux-Arts. La preuve du caractère prémonitoire de cette eau forte? La femme nue et décharnée qui git, jambes ouvertes, au centre du charnier… Conlie était un camp d’hommes. Cette femme venait du futur pour illustrer les deux dernières strophes du poème de Tristan Corbière Va: toi qui n’es pas bue, ô fosse de Conlie! De nos jeunes sangs appauvris, Qu’en voyant regermer tes blés gras, on oublie Nos os qui végétaient pourris, La chair plaquée après nos blouses en guenilles — Fumier tout seul rassemblé… — Ne mangez pas ce pain, mères et jeunes filles! L’ergotde mort est dans le blé.
La réponse mortelle de Jeanne d’Arc. Mai 1431: Le procès de Jeanne d’Arc dure depuis plus de quatre mois. Pierre Cauchon, ex-recteur de l’université de Paris, nommé à l’évêché de Beauvais sur l’intervention du duc de Bourgogne mène les débats. Il a 60 ans. Jeanne a moins de 20 ans. Elle ne redoute pas la mort : toujours première à l’assaut, blessée trois fois, elle l’a déjà frôlée et dévisagée bien des fois sur les champs de bataille. C’est la perspective du bûcher, réservé aux sorcières et aux êtres impurs, qui la révolte et l’effraie : «Hélas, me traite-t-on ainsi horriblement et cruellement qu’il faille que mon corps net et entier qui ne fut jamais corrompu soit aujourd’hui consumé et réduit en cendres». «Ah! J’aimerais mieux être décapitée sept fois que d’être ainsi brûlée». L’évêque a fait venir pour l’assister six autres universitaires parisiens. Il lui faut absolument arriver à prendre Jeanne en défaut s’il veut l’envoyer au bûcher. La forcer au parjure. Mais toutes les réponses de Jeanne sont désarmantes. Jeanne ne sait ni lire ni écrire, mais la clarté, la simplicité de sa foi et la subtilité de ses mots ont raison des questions les plus déroutantes et les plus vicieuses. Finalement, Cauchon ne dispose plus que d’un seul argument: l’habit d’homme que portait Jeanne lorsqu’elle guerroyait ! Il organise, le 24 mai, au cimetière de Saint-Ouen, une véritable mise en scène avec tribunal et bûcher préparés, pour terroriser la jeune fille et pour l’inciter à promettre qu’elle ne reprendra plus jamais d’habits masculins. Quand elle est condamnée pour la première fois au bûcher le 24 mai, ses juges lui expliquent que sa peine sera commuée en prison perpétuelle si elle accepte de ne plus porter ses vêtements d’homme. Jeanne garde la phobie des flammes. Elle jure que plus jamais elle ne s’habillera en homme. Cauchon la fait alors transférer dans une prison anglaise où elle est gardée par des soudards. Il lui confisque ses habits de femme et ne lui laisse que des habits masculins lorsqu’elle veut satisfaire des besoins. Elle comprend très vite qu’elle sera amenée à se rhabiller en homme, si elle ne veut pas être violée par ses gardiens. Cette odieuse manipulation permet à l’évêque Cauchon de déclarer Jeanne « relapse ». Lorsqu’elle avoue qu’elle a trahi son serment pour sauver sa vie et son honneur, le greffier inscrit en marge des minutes du procès : « Responsio mortifera ». «Réponse mortelle» en effet : on ne peut condamner au feu dans les tribunaux d’inquisition que ceux qui retombent dans leur faute après avoir abjuré. Cauchon tient désormais une bonne raison d’envoyer Jeanne au bûcher, ce qui sera fait quelques jours plus tard, le 30 mai 1431. Avant d’être brûlée par les flammes, Jeanne le fut par la violence des arguments de la sentence de ses jugesindignes : «Toutes le fois que le venin pestilentiel de l’hérésie s’attache à l’un des membres de l’église, et le transfigure en un membre de Satan, il faut s’étudier avec un soin diligent à ce que l’infâme contagion de cette lèpre ne puisse gagner les autres parties du corps mystique de Jésus-Christ. Tu es retombée dans ces délits comme le chien retourne à son vomissement.» Jean-Pierre Guéno
D’Artagnan, le maton de Fouquet et de Lauzin. Il y a 406 ans, le 27 janvier 1615 Nicolas Fouquet voit le jour à Paris. Il est le descendant d’une famille de petits commerçants intégrés dans la noblesse de robe depuis moins d’un siècle et devient le ministre de l’économie et des finances de Louis XIV sous Mazarin, après s’être constitué par ses mariages et par ses relations un formidable réseau d’influence et d’espionnage dans les milieux de la finance. Colbert déteste Fouquet et arrive à convaincre Louis XIV du fait que ce parvenu a volé l’argent de la couronne, cachant au roi qu’il a été en vérité surtout détourné par Mazarin. Le 17 août 1661, Fouquet offre au roi une réception somptueuse mêlant promenade, souper, comédie et feux d’artifice enchanteurs dans son «petit Versailles», dans son château de Vaux le Vicomte. Fouquet a eu recours aux plus grands talents de son époque: André Le Nôtre et Nicolas Poussin pour les jardins, Daniel Guittard et Michel Villedo pour le château, Charles Le Brun pour la décoration, et François Vatel pour les fêtes et banquets. C’en est trop et celui qui aurait devenir en mars 1661 le premier ministre du royaume fait trop d’ombre au roi Soleil et à son château de Versailles. Louis XIV fera crever les yeux des forgerons de ses grilles pour que ces dernières ne puissent jamais être copiées. « Le 17 août, à 6 heures du soir, Fouquet était le roi de France ; à 2 heures du matin, il n’était plus rien. » aurait écrit Voltaire. Louis XIV utilisera l’équipe ayant créé Vaux le Vicomte. Les premières grandes fêtes du château de Versailles n’auront lieu qu’à partir d’avril 1664. Nicolas Fouquet avait bel et bien devancé son roi! Profitant d’un voyage à Nantes, Louis XIV charge l’un des capitaines de ses mousquetaires, Charles de Batz de Castelmore, dit d’Artagnan, d’appréhender le ministre devenu son rival. Arrêté à Nantes, l’affairiste «bling-bling» est incarcéré à Angers pendant trois mois, dans le vieux château de roi René, et dans la ville de ses trop modestes ancêtres. Le ministre déchu va connaître une triste vie de château dans les geôles de Vincennes et de la Bastille avant que son procès ne le condamne à mourir dans la forteresse prison de Pignerol, près de Turin, 20 ans après sa déchéance. Durant trois ans et demi, le Capitaine d’Artagnan qui doit sa carrière à Mazarin reste le geôlier de Fouquet jusqu’à sa relégation en Italie, rôle qu’il déteste, mais qu’il accomplit à la satisfaction respective du Roi et du prisonnier. Devenu plus tard le geôlier de Lauzin, favori de Louis XIV tombé en disgrâce, d’Artagnan assume ainsi des rôles décisifs qui ne seront pas repris par Alexandre Dumas dans ses romans. Le vrai d’Artagnan sera encore «Capitaine des petits chiens du Roi courant le chevreuil»puis «capitaine-lieutenant de la première compagnie des mousquetaires» et enfin «maréchal de camp, gouverneur de Lille», avant de mourir héroïquement en soldat le 25 juin 1673, devant le siège de Maastricht, d’une balle hollandaise reçue en pleine gorge. Jean-Pierre Guéno
Le testament d’Edmond de Goncourt qui créait le prix que l’on sait aété progressivement trahi depuis l’attribution du premier prix Goncourt en 1903. Quelques années après la mort prématurée de son frère Jules, Edmond de Goncourt commence à rêver d’une société littéraire et d’un prix venant constituer une alternative à l’Académie Française en ne se limitant pas à la célébration de gloires déjà consacrées, mais détectant des nouveaux talents tout en apportant un soutien matériel aux hommes et femmes de lettres remarquables. Le premier projet de testament d’Edmond désignant une première liste d’académiciens est daté du 14 juillet 1874. On y trouve Flaubert, Paul de Saint-Victor, Louis Veuillot, Théodore de Banville, Barbey d’Aurevilly, Fromentin, de Chennevières, Zola, Alphonse Daudet et Léon Cladel. C’est en fait 10 ans plus tard qu’Edmond rédige son véritable testament dont le contenu est incroyablement novateur. Le prix devait avoir pour nom le «prix des Goncourt» et aurait dû consacrer «la jeunesse, l’originalité du talent, les tentatives nouvelles et hardies de la pensée et de la forme.» Il n’aurait donc dû consacrer depuis près de 120 ans que des romanciers jeunes ou débutants, et donc des premiers ou des seconds romans. La postérité n’aura donc pas hésité à violer les dernières volontés testamentaires d’Edmond qui avait pourtant investi toute sa fortune dans ce projet, au grand dam de sa famille. La création du Goncourt des Lycéens en 1988 a constitué en quelque sorte l’aveu à posteriori de cette trahison. L’académie Goncourt est très vite devenue une institution aussi pesante que l’Académie Française. On comprend pourquoi le testament d’Edmond de Goncourt est si peu médiatisé. Il faut citer au passage les plus grands loupés du prix décerné chez Drouant. En 1913,il y avait du beau monde sur le pont: Du côté de chez Swann, de Marcel Proust (même s’il n’était pas officiellement candidat),Le Grand Meaulnes, d’Alain-Fournier,A. O. Barnabooth, de Valery Larbaud… Et le vainqueur a étéLe Peuple de la mer, de Marc Elder. Un illustre inconnu qui l’est resté. En 1931, Antoine de Saint-Exupéry était favori avec Vol de nuit mais ne reçut en fin de compte «que» le prix Femina et le prix du Book of the Month Club (1931) aux USA. Le Prix Goncourt fut cette année-là attribué à Jean Fayard,pour Mal d’amour. En 1932, les loups de Guy Mazeline est préféré à Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, et en 1968, les fruits de l’hiver de Bernard Clavel à Belle du Seigneur, d’Albert Cohen. Pour créer le prix Goncourt, les biens des deux frères ont été vendus, afin de rémunérer les dix académiciens du jury à hauteur de 6000 francs or par an (72000 euros) pour qu’ils puissent vivre de leur plume.L’héritage servait aussi à décerner un prix annuel de 5000 francs or au récipiendaire. (60000 euros). Malheureusement ces fonds n’ont pas été indexés sur l’inflation. Aujourd’hui les membres du Jury sont rétribués par un déjeuner et le Prix Goncourt par un chèque de 10 euros! Heureusement les droits d’auteur du livre primé complètent heureusement le chèque du lauréat. Les plus grosses ventes à ce jour ont été celles de L’Amantde Marguerite Duras vendu à plus de 1,6million d’exemplaires depuis sa parution en 1984. Jean-Pierre Guéno
18 juin 1791: La foule bloque le carrosse royal et empêche Louis XVI de rejoindre Saint-Cloud pour y passer la semaine sainte et pour y recevoir la communion auprès d’un prêtre non assermenté. La garde nationale se joint aux manifestants. Le Roi rejoint son palais à pied. Il vient de décider de fuir Paris et de rejoindre le marquis de Bouillé dans la forteresse de Montmédy en Lorraine, pour y retrouver des troupes dévouées à sa cause. Il regrette toujours d’avoir signé sous la force et à contre cœur un an plus tôt la loi sur la constitution civile du clergé qui a transformé les prêtres paroissiaux en fonctionnaires publics ecclésiastiques. 20 juin 1791: Louis XVI ne veut pas quitter le palais des Tuileries sans expliquer aux Français les raisons de son départ. Il a mis près de cinq mois pour élaborer un testament politique de seize pages , une «déclaration royale destinée à tous les français, à sa sortie de Paris». Il y a travaillé seul et n’y a associé son frère qu’à partir du 18 juin. Il le signe le 20 juin au matin quelques heures avant son départ. Il demande à son intendant de déposer le document après sa fuite sur le bureau du Président de l’Assemblée Nationale qui n’est autre qu’Alexandre de Beauharnais, premier mari de Joséphine, future impératrice des Français. Dans son texte, Louis XVI critique les excès de la décentralisation et la suppression de son droit de grâce. Il se montre conciliant mais critique l’anarchie et le despotisme des Clubs ainsi que les travers liberticides d’une révolution qui évoluera vers l’intolérance et la terreur alors qu’elle se voulait inspirée par les lumières. Pour lui, la monarchie constitutionnelle née de la Révolution ne peut être que gouvernée par un monarque puissant. Ses états d’âme sont éloquents:«Désiriez-vous voir votre Roi comblé d’outrages et privé de sa liberté pendant qu’il ne s’occupait que d’établir la vôtre?», ou encore «Que reste-t-il au Roi autre chose que le vain simulacre de la royauté». La suite est connue: le 21 juin, à Varennes le destin met fin à la fuite de la famille Royale. 18 mois plus tard, le 25 décembre 1792, Louis XVI rédige un testament beaucoup plus personnel et beaucoup plus traditionnel, la déclaration d’un condamné à mort tournée vers sa foi en Dieu et vers le devenir de ceux qui lui sont chers. Il ne lui reste plus que 27 jours à vivre. Le manuscrit de son premier testament de 1791 va compter parmi les pièces à charge retenues contre lui lors de son procès en 1792 puis va disparaître du territoire et de la circulation pendant plus de deux siècles avant d’être réimporté en France en 2009. La conclusion de cette véritable lettre ouverte aux Français laisse songeur: «Quel plaisir votre Roi n’aura-t-il pas de se revoir au milieu de vous lorsqu’une Constitution qu’il aura acceptée librement fera que notre sainte religion sera respectée, que le gouvernement sera établi sur un pied stable et utile par son action, que les biens et l’état de chacun ne seront plus troublés, que les lois ne seront plus enfreintes impunément, et qu’enfin la liberté sera posée sur des bases fermes et inébranlables.» Jean-Pierre Guéno
Les deux professeurs de Royan. Léonce Laval: une rue de Royan porte son nom. Marié et père d’un enfant, Léonce Laval a 36 ans. Il est poète et professeur de lettres au collège de Royan. Sous l’Occupation, il s’engage dans la résistance communiste et devient un «petit soldat de l’encre», participant à la propagande clandestine avec son collègue Robert Dartagnan, mousquetaire de l’ombre, peintre et professeur de dessin. Arrêtés par la police française le 5mars 1942, les deux enseignants sont fusillés comme otages au Mont-Valérien le 21 septembre 1942, en représailles à l’attentat du cinéma Rex à Paris. Léonce Laval avait été membre de la direction du parti radical-socialiste et de la Ligue des droits de l’Homme. Le 20 septembre 1942, la veille de sa mort, Léonce Laval écrit sa toute dernière lettre à son épouse Josette, sur sa carte de donneur de sang. Ce document a été retrouvé dans une cheminée de la prison de Fresnes. Le support de cette lettre prouve à quel point Léonce Laval aura donné son sang, dans les deux sens du mot. 20 septembre 1942 Josette adorée Aucun espoir n’est plus permis. Nous serons fusillés demain comme otages. Je ne souhaite plus que de marcher vers la mort avec la même fermeté que je sens à la minute actuelle en mon cœur. Cela sera. J’espère qu’on te transmettra cette dernière pensée. Sois stoïque. Ne t’encombre pas outre mesure de mon souvenir. Pour notre Jacques, notre petit ange, songe à refaire ta vie, plus tard, en te disant alors que j’ai eu ma part, ma merveilleuse part Je meurs victime de la bêtise des uns, et de la rigueur des autres. Je pardonne à tous. Cette carte rappellera que je n’aspirais qu’à donner mon sang, non à verser celui des autres. Depuis le premier aveu à la jeune fille que j’aimais et qui devint ma femme le 12 mars 1926, ma fidélité fut toujours absolue. Je vais mourir dans un état de pureté morale parfaite, ce qui explique peut-être la sérénité étonnante que je découvre en moi, malgré la claire conscience des périls qui vont vous menacer, mes chers amours, dans une vie où vous serez privés de votre appui le plus sûr. Ma Josette, mon Jacques, parents, amis, je vous serre tous sur mon cœur qui aura bientôt fini de battre. Qu’on ne se méprenne pas sur mon calme. Personne n’aura jamais porté aussi haut et aussi loin toute la tendresse dont un cœur puisse être gonflé. Mais il faut faire semblant d’oublier pour mieux mourir. Léonce Jean-Pierre Guéno
La distanciation sociale et les gestes barrière ont une mémoire qui est celle des masques et des vitres de séparation. Les hygiaphones ont longtemps hanté les guichets de nos postes, de nos banques, de nos gares, de nos métros et de nos administrations et les parloirs de nos prisons. C’est une épidémie de grippe à la SNCF, en 1945, qui a déclenché leur invention et leur utilisation. Les guichetiers, décimés par la grippe, avaient déserté leurs postes de travail. Inventé par l’ingénieur André Bourlier, le système passe-son Duetto devint l’Hygiaphone, marque déposée par l’entreprise l’ayant lancé sur le marché. Grâce à l’hygiaphone, le nombre des jours d’absence pour maladie dans un guichet équipé d’Hygiaphone est tombé à 30, d’août 1946 à juin 1947, contre 355, d’août 1945 à août 1946. A partir de 1968, les hygiaphones ont été blindés pour résister aux attaques à main armée dans les milieux bancaires et postaux. La mémoire du masque est beaucoup plus ancienne. Dans les nécropoles d’Égypte et dans les tombeaux de Mycènes, une simple feuille d’or déposée sur le visage des morts pour mouler leurs traits dissimulait leur dégradation. Le masque devient ensuite un accessoire de théâtre et un outil de protection contre les vapeurs toxiques ou contre les épidémies. Dans la panoplie des médecins de peste du XIIe siècle figurait un masque en forme de bec d’oiseau appelé « médecins bec ». Des sangles maintenaient ce masque de protection à l’avant du nez. Le masque avait des bésicles intégrées et un bec incurvé à deux trous pour la respiration. L’ancêtre du masque à gaz et du masque protecteur contre la Covid-19. Au XVIIIème siècle, le masque sauva partiellement les broyeurs de couleurs, les plâtriers, les plumassiers, les cardeurs de laine, les chapeliers, les fabricants de colle forte, les vidangeurs, les fossoyeurs, et le personnel des hôpitaux. Le masque du chirurgien, celui du plongeur et de l’aviateur furent plus tardifs. Alors qu’on les croyait définitivement disparus, tués par l’ouverture des espaces, et par la disparition du cash, ou par le règne de la laïcité, ils reviennent donc les hygiaphones et les masques. Sans trous cette fois! Il ne faudrait pas qu’ils débouchent sur un syndrome d’« haptophobie », néologisme créé dès 2004 par le philosophe bernard andrieu dans son livre « du corps intouchable au corps virtuel » pour désigner un type de relation sociale fondé sur la peur du contact physique. la chanson du groupe téléphone enregistrée en 1977 a de l’avenir : comme ça à s’regarder chacun de chaque côté on a l’air de mérous coincés dans l’aquarium mais faudra qu’entre nous je casse la plexiglas et qu’un jour, mimi, je te parle en face parlez parlez dans l’hygiaphone et pour ce qui est du masque, il continuera à caractériser dans l’avenir des postures paradoxales et parfois opposées : celle de la soumission des femmes soumises ou celle de la rébellion des vengeurs masqués, celle de la protection des gilets jaunes ou celle de l’agression des black blocks. jean-pierre guéno
Des «nègres» contre des coquillages 1750 Le commerce triangulaire a longtemps fait la fortune des beaux quartiers de Nantes, de La Rochelle et de la ville de Bordeaux . Avec 508 expéditions, Bordeaux a déporté entre 1672 et 1837 près de 150000 esclaves africains. 1750: la «traite négrière» bat son plein. Depuis le 16ème siècle, Juda, qui deviendra Ouidha au Bénin est l’un des principaux points d’embarquement des esclaves vers les Amériques. Sur les 11 millions d’humains exportés par les occidentaux dans le cadre du commerce triangulaire, 2 millions partent de Juda. La France y installe un comptoir en 1704. Les expéditions françaises rallient les côtes africaines pour échanger leurs marchandises contre des esclaves. Au terme d’une traversée de l’Atlantique qui peut durer de trois à treize semaines, les «négriers» regagnent la France chargés de produits coloniaux: coton, cacao, sucre…: ils échangent essentiellement les esclaves contre des «bouges», des Cauris, des petits coquillages récoltés aux Maldives et qui servent de monnaie depuis près de cinq-mille ans… Les anglais et les hollandais en importent 120 tonnes par an, et les Français et les Danois 10 milliards d’unités. A côté de ces coquillages, mais à titre presque accessoire, des miroirs, de la verroterie, de la poudre, du plomb, de l’eau-de-vie, des chapeaux, des mouchoirs, des barres de fer… Les documents comptables des négociants qui provisionnent leurs frais prévisionnels prouvent que les pertes d’esclaves entre leur capture et leur arrivée aux Amériques peuvent dépasser 50% des effectifs. Un sac de Cauris vaut aujourd’hui 3 euros: la vie d’un homme ne pèse pas bien lourd au XVIIème siècle.
Génocide Vendéen 1793-1796 Le 1er mars 1794 à La Roche-sur-Yon: les blessés de l’armée de Charette, transportés sur des charrettes, sont sabrés par des hussards. Ce n’est que l’une des multiples exactions de la guerre de Vendée qui multiplia les massacres de femmes et d’enfants. Au printemps 1793, l’insurrection Vendéenne est le fruit de la paupérisation des paysans, du comportement de la nouvelle bourgeoisie des bourgs, de la crise économique, et de la conscription obligatoire, qui transforme des milliers de paysans en insurgés. Les révoltes se multiplient. Les rebelles forment une armée catholique et royale, et les chouans déclenchent des guérillas en Bretagne, dans le Maine, en Anjou et en Normandie. A partir de 1793, le comité de salut public redoute une contre-révolution et rêve d’exterminer les 800 000 vendéens, toutes générations confondues. Le Général Westermann surnommé «le boucher des Vendéens», et le Général Louis-Marie Turreau, multiplient les viols de masse, les exécutions sommaires, les massacres de civils. Avec ses huit colonnes infernales Turreau pratique la politique de l’extermination systématique et de la terre brûlée. Des églises sont recyclées en fours crématoires. A Nantes, le député Carrier ordonne «la déportation verticale» en faisant noyer des milliers d’hommes, de femmes, de vieillards et d’enfants dans des barges baptisées «Baignoires nationales». A Clisson on fabrique du savon avec la graisse des immolés, on tanne des peaux humaines, anticipant de près d’un siècle et demi certaines méthodes nazies. L’estimation des pertes liées aux guerres de Vendée varie entre 120 000 et 600 000 victimes et se situe probablement autour de 300000 martyrs.
Louison ou la véritable histoire de la Guillotine Avril 1792 Jusqu’à la fin de sa vie, le docteur Joseph Ignace Guillotin né à Saintes en 1738 reste très irrité de se voir attribuer l’invention de la guillotine… Ce député du Tiers-État qui compte parmi les fondateurs du Grand Orient de France n’est que le préconisateur du remplacement de la hache, de l’épée, du bûcher, ou de la potence, par une machine moins douloureuse et plus égalitaire. Avant l’usage de la guillotine, les condamnés qui ne peuvent s’offrir une exécution de qualité, finissent décapités laborieusement à l'aide d'une arme émoussée. Les propositions du député Guillotin devant l’assemblée constituante en 1789 mettent deux ans à porter leurs fruits. C’est le chirurgien Antoine Louis, confrère de Guillotin et grand ami du bourreau Charles Henri Sanson, qui met au point les plans d’une machine qui porte brièvement son nom sous la terreur. Mais la «Guillotine» prend le pas sur la «Louisette» encore baptisée «Louison». Elle est réalisée par un facteur de clavecins prussien, Tobias Schmidt, également doué pour fabriquer des scaphandres. Le bourreau Sanson soumet les plans de la machine au roi Louis XVI, en avril 1792. En bon horloger et en fin mécanicien, Louis XVI pense qu’une lame oblique triangulaire serait plus efficace qu’une lame convexe et demande que les deux formes de couteau soient testées. Le monarque a raison: il vient, sans le savoir, de travailler à l’adoucissement de son propre supplice qui survient neuf mois plus tard, le 21 janvier 1793.
1792 La plupart des villes de France ont une rue ou une place Rouget de Lisle. Lyon, Clermont-Ferrand, Poitiers, Saintes, Tours et Le Mans n’échappent pas à la règle. Le 24 avril 1792, lors d’une réception officielle, le baron de Dietrich maire de Strasbourg demande à Claude Joseph Rouget de Lisle, un officier d’artillerie de 32 ans passionné de musique et de poésie, de lui composer « quelque beau chant pour ce peuple soldat qui surgit de toutes parts à l'appel de la patrie en danger ». De retour chez lui, à Strasbourg, rue de la mésange, Rouget de Lisle écrit les paroles et compose la musique d’un chant de guerre pour l'armée du Rhin, dédié à l’allemand qui la commande, le maréchal Lukner. La mélodie du refrain, il l’emprunte au Concerto 25 pour piano de Mozart et à une phase mineure de sa Flûte enchantée. Repris par le bataillon des Marseillais lors de l’assaut des Tuileries, le chant révolutionnaire est en fin de compte rebaptisé par les Parisiens sous le nom que nous lui donnons aujourd’hui. La Marseillaise devient chant national en 1795, tombe en disgrâce sous le Premier Empire, réapparaît à Waterloo, puis sur les barricades en 1830 et 1848 et redevient hymne national en 1879 sous Gambetta. Rouget de Lisle est mort dans le plus grand dénuement. Il est intéressant de penser que notre hymne national qui est devenu l’hymne des bolchéviques en 1917 en Russie, a été dédié au Bavarois Lukner et plagié sur l’Autrichien Mozart, bien avant que nous n’ayons avec l’Allemagne de beaucoup plus grands soucis, aujourd’hui révolus.